Pessimisme et Optimisme
Ce sont des attitudes devant le mal répandu dans le mode, à savoir la douleur physique (misère, faim), la douleur morale (chagrin, regrets, remords), toute dégradation de l’être (le péché, le mal, le laid, l’oublié).
Pessimisme
Au sens commun, le pessimiste est celui qui, par tempérament, caractère, douleurs, a tendance à voir les choses sous leur pire jour (pessimus = le pire). L’exemple classique est celui de la bouteille à moitié vide, l’optimiste voyant la bouteille à moitié pleine.
En philosophie, pour le pessimiste, l’existence humaine n’est que souffrances inutiles. Ce que nous appelons plaisir n’est qu’un court répit au milieu de misères infinies.
C’est le cas de la religion védique, du bouddhisme et en Occident de Schopenhauer (« la vie est une affaire dont le revenu est loin de couvrir les frais »)
Théognis de Mégare (500 av. J.-C.) : « Heureux celui qui ne naît pas ou celui qui meurt jeune ».
Le malheureux est mort de vieillesse.
Héségias (dit « Péïsithanatos », celui qui pousse à la mort) : « le but de la vie, c’est le plaisir. Or ce but n’est pas atteint donc la vie est absurde ».
Objection : pourquoi ces philosophes ne se suicident-ils pas ? C’est la question que pose Camus à la première page du « mythe de Sisyphe ».
Pour les religions asiatiques, les spiritualistes, qui croient en la réincarnation : parce que cela ne sert à rien ! Bouddha prêche que le seul moyen d’échapper à la souffrance éternelle due aux réincarnations, c’est, par un effort intérieur, intense, de rejeter ce vouloir-vivre et pour cela de se détacher des biens du monde, voir des sentiments envers les autres.
Pour les autres : par altruisme. Se suicider est une lâcheté, nous devons soulager la souffrance des autres.
Schopenhauer (Le monde comme volonté) arriva à la conclusion qu’il faut avoir un sentiment de pitié pour les êtres, rejoignant en cela le Bouddha qui prôna la compassion pour tous les êtres cloués sur la roue du dharma.
Optimisme
L’optimiste ne nie ni l’absurdité du monde ni l’existence du mal et de la souffrance, mais c’est l’ombre qui fait ressortir l’harmonie du tableau. Ils ne nient pas la douleur et le mal, ils le légitiment.
Descartes dit des stoïciens : « malgré des douleurs et la pauvreté, ils disputaient de la félicité avec les dieux ». Pour eux, « le mal n’est que dans le détail », celui qui a la vision de l’ensemble s’aperçoit que le monde, ce corps de Dieu qui en est l’âme, est d’une beauté immaculée (téleio sóma = corps parfait).
Pour les chrétiens, le mal est soit une épreuve, un rachat, soit un aspect du combat entre l’Être et le non-Être (et le bien triomphera), soit un mystère inaccessible à notre raison.
Pour Leibniz, en vertu des « compossibles », c’est-à-dire des choses possibles ensemble, « ce monde est le meilleur des mondes possibles ». Pour ton sourire aux dents si blanches, il a fallu qu’ils poussent et te fassent mal. Voltaire écrira Candide pour railler cet optimisme (le grand philosophe et professeur de métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie Pangloss va, au milieu de tous les malheurs qui les poursuivent Cunégonde, Candide et lui, répétant que « Tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles »).
La sociabilisation de l’homme
Sartre et l’autre
Sartre, L’existentialisme est un humanisme : « il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être (au sens où on dit qu’on est spirituel, ou qu’on est méchant, ou qu’on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre ».
Pour Sartre, l’autre est un élément indispensable de moi-même. Nous ne prenons conscience de nous-mêmes, nous ne nous connaissons qu’à travers le regard que l’autre a sur nous. Il cite le cas de la honte, dans L’être et le néant : un homme observe quelque chose par le trou d’une serrure ; passe quelqu’un ; il se redresse, fait semblant de rien, mais éprouve de la honte pour ce qu’il était en train de faire. Ainsi on agit dans le monde sans penser à bien ou à mal, c’est la présence d’autrui (celui qui passe dans le couloir) qui nous fait prendre conscience de nous-mêmes, nous permet de porter un jugement sur nous (la honte). Or, cette conscience de soi, c’est ce qui nous fait hommes. Bref autrui est indispensable pour que nous soyons nous-mêmes. Ce qu’avait déjà affirmé, dans la Phénoménologie de l’esprit (1807), Hegel.
Mais le rapport avec l’autre est plus complexe, car la rencontre avec l’autre se fait sous forme de conflit : nous sommes deux libertés, deux volontés (la sienne et la mienne) qui se heurtent dans un affrontement perpétuel. On n’est plus seul, donc maître de la situation, l’autre me regarde et le regard de l’autre fait de moi un objet (et j’en fais autant avec lui).
Dans sa pièce Huis-clos, Garcin, Inès, Estelle, en enfer pour l’éternité, vont découvrir progressivement que leur condamnation, c’est que le regard d’autrui est omniprésent, qu’on ne peut y échapper, que l’indifférence, l’amour, la haine ne permettent pas de se soustraire au jugement des autres, que « l’enfer, c’est les autres ».
Bref, pour Sartre, autrui, c’est le « qu’en dira-t-on » bourgeois habillé de philosophie et de modernisme avec un brin de tragédie. Tout ceci ne dit pas pourquoi ni comment vivre avec autrui.
De la socialisation
Pour Aristote, « l’homme est par nature un animal politique, et celui qui est hors cité (…) est soit un être dégradé soit un être surhumain » et il en donne pour preuve le langage « Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage » et le langage fait de nous des hommes civilisés ou policés
« Mais le langage existe en vue de manifester l’utile et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux animaux : le fait que seuls ils ont la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste […] celui qui n’est pas capable d’appartenir à une communauté ou qui n’en a pas besoin parce qu’il se suffit à lui-même n’est en rien une partie d’une cité, si bien que c’est soit une bête soit un dieu. C’est donc par nature qu’il y a chez les hommes une tendance vers une communauté de ce genre ».
Objection : Sur le langage, Aristote semble mettre la charrue avec les bœufs. Est-ce parce qu’ils ont un langage que les hommes peuvent vivre ensemble ou est-ce parce qu’ils vivent ensemble que les hommes ont développé le langage qui apparaît alors comme la conséquence de leur état de civilisé et non un outil mis à leur disposition par la nature ?
Soulignons par ailleurs que pour Aristote, un homme sans les autres n’est plus un homme [c’est « soit une bête soit un dieu »].
A contrario, pour Hobbes, l’homme n’est pas naturellement sociable « l’homme est un loup pour l’homme ». Sans aller jusqu’à préjuger de ce qu’est la nature humaine, on peut cependant constater que, chez les animaux, prime l’instinct de survie. Traduit chez l’espèce humaine, cet instinct de survie se traduit naturellement dans une compétition entre individus. Cependant, l’homme est un singe nu (plus faible encore, puisque c’est un singe qui a été contraint d’abandonner l’abri des arbres pour des raisons de recul de la forêt). Pour lui, sa survie passe par la nécessité de vivre avec les autres, avec autrui. Il se voit donc contraint, par individualisme, de vivre en société.
C’est ce que Kant appelle « l’insociable sociabilité » de l’homme :
« J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée par une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L’homme a un penchant à s’associer, car dans un tel état, il se sent plus qu’homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s’attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu’il se sait par lui-même enclin à résister aux autres ».
Pour Kant, il s’agirait quasiment d’un comportement schizophrène, l’homme est tiraillé entre la nécessité de s’associer à d’autres hommes (donc de participer à une vie collective) pour se sentir homme et le désir de chercher à satisfaire son intérêt personnel (individualisme), alors qu’il me semble que les deux comportements ont la même origine : la survie individuelle. Pour ce faire, il doit s’allier avec les autres (socialisation), en faisant tout pour que cette association lui soit avant tout profitable personnellement (individualisme).
Cette approche permet d’expliquer pourquoi l’homme peut se contenter d’une famille, d’un groupe d’amis, d’un village, d’une nation et considérer certains comme d’autres lui-même avec qui il sera fraternel ou solidaire et d’autres comme des étrangers, des aliens à rejeter.
Pour Claude Lévi-Strauss, « la notion d’humanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive », que le rejet hors de l’humanité de tous ceux trop différents pour en faire partie est, paradoxalement, un trait de comportement universel. On retrouve cette même attitude au niveau des groupes sociaux en position privilégiée (le prince Metternich affirmait en 1815 « qu’en Autriche, l’homme commence au baron »). Ainsi, l’ethnocentrisme qui consiste à refuser toutes les manifestations culturelles et les comportements qui sont différents des nôtres est enraciné au fond de nous :
« L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. “Habitudes de sauvages”, “cela n’est pas de chez nous”, “on ne devrait pas permettre cela”, etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion en présence de manières de vivre, de croire ou de penser, qui nous sont étrangères. Ainsi l’Antiquité confondait-elle tout ce qui ne participait pas de la culture grecque (puis gréco-romaine) sous le même nom de barbare ; la civilisation occidentale a ensuite utilisé le terme de sauvage dans le même sens. Or, derrière ces épithètes se dissimule un même jugement :
Il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante du langage humain ; et sauvage, qui veut dire “de la forêt”, évoque aussi un genre de vie animal par opposition à la culture humaine. […]
Cette attitude de pensée, au nom de laquelle on rejette les “sauvages” (ou tous ceux qu’on choisit de considérer comme tels) hors de l’humanité, est justement l’attitude la plus marquante et la plus instinctive de ces sauvages mêmes. […]
L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d’un nom qui signifie les “hommes” ».
Mais n’y a-t-il pas quelque espoir d’évolution ? En effet, si, pour les cultures primitives, pour certaines tribus, l’humanité s’arrête encore au bord du village, historiquement, on a appris à se reconnaître dans ceux d’une région, d’une province, d’un pays, d’une fédération de pays. Quand on parle de choc de civilisations, cela sous-entend que nous nous reconnaissons dans une civilisation et que nous nous sentons proches des êtres de cette civilisation. Le monde actuel ne nous permet pas d’ignorer les autres civilisations, reste soit à les combattre soit à apprendre l’une de l’autre et à faire d’autrui un autre soi-même que l’on comprendra.
La Volonté
À l’âge métaphysique, la volonté était, avec la mémoire, l’imagination et l’intelligence, une des célèbres « facultés » de l’âme. Il faut se défaire de cette conception chosiste. La volonté n’est pas une chose, un objet à part, c’est le caractère commun à mes activités conscientes, réfléchies et libres. Je ne dois donc pas dire « j’ai une volonté (de fer par exemple) », mais « je suis un être de volonté ».
Il existe trois niveaux d’activités humaines :
a) L’activité automatique (réflexes, habitudes, etc.) qui se dévide mécaniquement sans avoir besoin d’être surveillée par la conscience et même parfois s’effectuant en dessous du niveau de la conscience (un tic ou un toc [Trouble Obsessionnel Confus]).
b) L’activité spontanée (j’ai soif : je bois ; il m’embête, je le gifle) qui est conscient, mais irréfléchi.
c) L’activité volontaire.
Définition
La volonté, c’est la faculté de déterminer librement ses actes en fonction de motifs rationnels ; pouvoir de faire ou de ne pas faire quelque chose. Socrate et Aristote distinguaient chez l’homme deux grandes facultés (les sens et l’intelligence) qui le poussaient à l’action. Platon intercale un troisième terme qu’il nomme le cœur. C’est à partir de Descartes que la volonté commence à se séparer de l’intelligence et de la sensibilité. L’intelligence, en effet, d’après Descartes, est passive, fatale, bornée et il n’y a de véritable activité que dans la volonté qui est libre, la liberté consiste en ceci, que nous pouvons faire une chose ou ne la faire pas ».
L’acte volontaire est donc
- un acte hautement conscient, en opposition à la subconscience et au caractère automatique de l’habitude et du réflexe,
- un acte réfléchi et délibéré en opposition à la spontanéité, à l’immédiateté de l’activité spontanée,
Si j’ai très soif et que je bois, c’est une activité spontanée, on cède à son désir.
Dans Terre des hommes, Guillaumet raconte comment perdu dans la cordillère des Andes, il était pris du désir absolu de s’arrêter et de dormir et qu’il a refusé parce qu’il était un homme : « ce que j’ai fait, aucune bête ne l’aurait fait » (Mermoz). - accompagnée du sentiment de liberté : si la liberté se conquiert avec la volonté, réciproquement la volonté commence avec la liberté.
En effet, si je suis contraint comme la plante rivée sur sa tige ou l’animal mû par son instinct, je n’ai pas besoin de volonté. Pour pouvoir prendre une décision volontaire, il faut pouvoir choisir ; pour agir volontairement, il faut que je puisse suspendre mon activité, reculer ou continuer, bref pouvoir faire ou ne pas faire. Parfois même il faudra inventer pour être libre : Andromaque n’est pas libre, car, soumise à un chantage, elle doit soit épouser Pyrrhus soit sacrifier Astyanax alors elle invente, épouse Pyrrhus et se donne la mort aussitôt. On voit ici que la liberté, c’est plus le pouvoir de refuser que celui de choisir, de refuser une conduite que je réprouve et qui me dégrade.
Alain : « Il n’y a point d’autre pensée que le refus de subir, d’obéir, de périr. »
La description classique de l’acte volontaire
La tradition distingue plusieurs phases
1) la conception des buts possibles,
2) la délibération : c’est-à-dire l’examen de ce qui adviendrait dans les différents cas, c’est-à-dire les motifs (les raisons de la raison) et les mobiles (les raisons du cœur). Durant ces délibérations intervient
a. l’imagination : il s’agit de se représenter ce qui adviendra, pour mieux choisir.
Bachelard : « on ne veut bien que ce que l’on imagine richement, ce que l’on couvre de beautés projetées ».
b. l’intelligence : pour discerner l’enchaînement des causes et des effets, calculer les conséquences, mais aussi pour examiner les moyens possibles (l’enfant qui veut la lune ne fait pas preuve de volonté, c’est un imbécile). Les stoïciens qui étaient des hommes volontaires distinguaient le possible de l’impossible et proportionnaient leur vouloir à leur pouvoir.
c. La moralité, la bonne volonté pour l’examen de la moralité du but et des moyens (il arrive que des buts moraux nécessitent des moyens immoraux : faut-il ou non se salir les mains ?)
3) la décision : car il faut se décider. La délibération sans fin n’est pas un signe de volonté, car hésiter n’est pas ne rien faire. Mais il faut comprendre que notre délibération n’est nullement comparable à une balance où on empilerait sur deux plateaux les motifs et les mobiles du pour et du contre, le plus lourd devant l’emporter
a. c’est une illusion de l’intelligence de croire les faits distincts (W. James et Bergson comparent la vie psychique à un flot continu : le courant de la conscience). Par exemple chez Rodrigue, il n’y a pas les états : amour de Chimène + respect de son père + soumission à son roi + ambition. Rodrigue est tout cela à la fois.
b. Même s’il y avait en moi des états séparés, il me serait impossible de les peser en même temps puisque l’on ne peut faire attention à deux choses à la fois. Dans les stances du texte, Rodrigue avance tantôt un argument tantôt un autre.
c. Enfin, c’est la balance et le système de poids et mesures qui varient sans arrêt, car nos sentiments, nos idées changent (W. James nomme cela la mobilité du courant de conscience) et souvent celui qui a décidé n’est plus le même que celui qui a délibéré.
d. Ainsi la décision apparaît comme un coup d’État dont certains sont incapables (Alain parle de « ne pas pouvoir vouloir »).
Débat : la délibération n’est-elle pas une comédie ? la décision n’était-elle pas déjà prise, n’était-elle pas incluse dans la réalité du courant psychique (Leibnitz : “le présent est gros de l’avenir ») et Rodrigue ne pouvait pas prendre une autre décision que celle qu’il a prise. Oui, peut-être, mais la délibération éclaire la conscience, la décision qu’elle légitime. Elle nous fait voir qui nous sommes, elle sollicite notre être.
4) l’exécution : les velléitaires, les abouliques prennent des décisions, mais ne les appliquent jamais (sans compter que pour certaines décisions, il faut de la volonté pour persévérer silencieusement en dépit des échecs, des fatigues, des obstacles).
À ce schéma classique, certains émettent des remarques :
la délibération n’existe pas dans tous les cas : l’homme volontaire se décide sur le champ. C’est souvent l’image que l’on en a par rapport à un être timoré. C’est faux. Celui qui se décide immédiatement, c’est l’irréfléchi ou l’instinctif. Si l’homme volontaire se décide vite, c’est parce que la situation présente l’exemple ou l’application d’un type de conduite, d’un genre de vie qu’il a examiné et adopté définitivement, librement après en avoir délibéré.
Il y a un autre moment à rajouter, plus important que les quatre autres, c’est le coup d’arrêt donné à son activité naturelle. Par exemple, avant de me demander si je pourrais me marier, il a bien fallu que je remette en question ma vie de célibataire, que je m’en détache, il a fallu que je me dise « il y a peut-être autre chose à faire que ce que je fais ou vais faire ». Il n’y a pas de volonté sans cela. C’est dans ce coup d’arrêt que réside la liberté, c’est parce que je suis libre que je puis m’arracher un instant à ce que j’allais faire. Encore une fois, la liberté réside dans ce pouvoir de refuser, de ne pas faire, dans ce non-être ou moins-être, ce coup d’arrêt à mon activité habituelle ou instinctive.
Désir et Volonté, passions
Si on cherche un synonyme à vouloir, on trouve le mot désirer. Pourtant tous les opposent.
Le désir, c’est aspirer à avoir, à obtenir, à faire quelque chose. Alors que le désir vient m’habiter, me hanter malgré moi, me soumettre (on cède à ses désirs), je suis l’auteur libre de mes décisions volontaires ; le désir est aveugle, pressant, la volonté est éclairée, réfléchie ; le désir peut être absurde, contradictoire (on peut désirer plusieurs choses incompatibles à la fois) tandis que la ligne de la volonté est thématisée.
Certains ont tenté de réconcilier les deux notions :
La théorie sensualiste : pour Condillac, la volonté, c’est un désir absolu, tel qu’on le conçoit possible. C’est alors, dans l’instant, ce désir absolu qui m’envahit et m’entraîne, emportant les autres.
Objection : c’est là la négation même de la volonté laquelle est unanimement présentée comme le pouvoir de surmonter le désir, de choisir de faire ce que l’on n’a pas envie de faire. Un enfant a donné cette définition de la volonté « c’est quand il fait très chaud, que l’on a très soif et que l’on ne boit pas ». La volonté, la liberté, c’est le pouvoir de refuser une contrainte extérieure ou intérieure (c’est-à-dire un désir). Condillac confond la tentation ou le vertige qui vide l’esprit et contraint à l’action avec la volonté de l’homme libre, il confond le je voudrais avec le je veux.
Une autre théorie définit la volonté comme un désir pour le futur triomphant d’un désir pour le présent. C’est « la puissance inhibitrice d’un désir sur les autres par crainte des maux à venir » : la fourmi ne chante pas comme elle en a envie, car elle ménage l’avenir. Il y a la même différence entre cette définition et la précédente qu’entre la fourmi et la cigale, entre Épicure et Aristippe de Cyrène. Aristippe voulait que l’on prenne le plaisir qui passe et Épicure voulait que l’on sache renoncer à un plaisir pour en ménager d’autres.
Ainsi la volonté cesse d’être une force mystérieuse, inexplicable (j’ai soif, mais refusant de céder à mon désir, je ne bois pas !) s’opposant aux facultés sensuelles (j’ai la gorge sèche, pas assez de salive) et intellectuelles (c’est absurde de ne pas boire). La volonté a pour essence le désir, mais un désir éclairé (tenons un peu, j’aurai plus de plaisir de boire tout à l’heure, je veux savoir jusqu’à quel point je peux lutter contre mon désir, offrir ma souffrance à Dieu si c’est le ramadan), ce qui explique qu’elle puisse surmonter les autres désirs. La volonté, c’est agir pour une fin, c’est-à-dire pour satisfaire un désir futur : « on ne veut bien que ce que l’on imagine richement, ce que l’on couve de beauté projective ».
Cette notion de désir futur ne s’oppose pas à ceux (stoïciens, Kant) qui souhaitent une morale désintéressée, car ce qui donne la force à un homme d’accomplir son devoir pénible, c’est bien l’espoir d’une société future, idéale qu’il prépare par sa bonne volonté.
Objection : si l’homme volontaire est celui qui se soumet à un désir pour le futur, où est sa liberté ? En réalité, c’est cette possibilité d’imaginer le futur afin d’obtenir une alternative avec le présent qui crée sa liberté, c’est en cela que ses capacités intellectuelles le distinguent d’un animal qui sera plutôt mû par les sollicitations du présent. Certes, ainsi, cela peut l’empêcher de goûter l’instant présent. Comme dit Valéry « l’homme a inventé le pouvoir des choses absentes, par quoi il s’est rendu puissant et misérable ».
Il y a une autre notion qui permet d’unifier désir et volonté, c’est la passion, désir dominant, exclusif, suffisamment prégnant pour envahir tout l’esprit et le mobiliser en vue de l’objet de la passion.
Les cartésiens, qui pensaient le corps et l’esprit liés, opposaient volonté et passion. L’esprit étant le lieu de la volonté, des décisions, ils ont nommé passion (de même étymologie que passif, du latin patior ; supporter, souffrir) ce désir dominant parce qu’ils considéraient que c’était un état subi par l’âme à cause de son union avec le corps : la passion est charnelle et pas intellectuelle.
Saint Augustin, Les Confessions : « je n’aimais pas encore, mais j’aimais l’amour […]. Aimer et être aimé m’était encore plus doux si je pouvais en outre jouir du corps de l’être aimé ».
Mais avec les philosophes classiques, la passion est revalorisée en étant réservée aux hommes : « chez les simples animaux, la tendance la plus violente (par exemple la tendance sexuelle) ne prend pas le nom de passion : c’est qu’ils ne possèdent pas la raison qui seule fonde le concept de liberté et qui s’oppose à ma passion : c’est donc chez l’homme seul qu’elle surgit » (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique). Argument curieux où la passion s’opposant à la volonté, sans volonté (les animaux en seraient dépourvus), pas de passion !
Enfin avec Hegel, la passion se confond avec la volonté et devient le moteur de l’Histoire, la passion, c’est-à-dire la volonté au service du bien individuel, mais rien n’oppose a priori l’individu à l’universel, l’intérêt d’un individu et l’intérêt général, aussi « rien de grand n’est accompli dans le monde sans passion » (Hegel, la Raison dans l’histoire).
Le travail
Le travail est-il une activité libératrice, voire plaisante, ou au contraire est-il essentiellement une contrainte, une limitation à notre liberté ? Telle est la question. La réponse a beaucoup varié historiquement et fait toujours débat.
Des Grecs au Moyen Âge
Nous sommes obligés de travailler pour nous nourrir, nous loger, élever nos enfants. Le travail est donc avant toute une contrainte. Comme les autres animaux. Les civilisations du passé méprisaient le travail, surtout la judéo-chrétienne. Dans la Bible, le travail est considéré comme une malédiction divine consécutive à la transgression originelle « le sol est maudit à cause de toi. C’est avec peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. Il te produira des ronces et des chardons, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain ». Même malédiction du côté de Zeus (Prométhée trompe Zeus en faisant donner aux hommes la plus belle part du bœuf, et le roi des dieux se venge en rendant la culture de la terre plus difficile). Hanna Arendt rappelle ce mépris dans Condition de l’homme moderne (1961) : pour les Grecs, travailler c’était être asservi à la nécessité et pour y échapper, il fallait avoir des esclaves, l’esclavage « fut une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail ». La nécessité de travailler qui était commune avec les autres animaux ne pouvait être considérée comme humain, ainsi les esclaves perdaient-ils le statut d’être humain : « [Aristote] ne niait pas que l’esclave fût capable d’être humain ; il refusait de donner le nom d’“hommes” aux membres de l’espèce humaine tant qu’ils étaient totalement soumis à la nécessité ». À sa mort, Aristote qui avait traité ses esclaves comme des animaux les libéra, le redonnant la dignité de la personne humaine. Dans le bouddhisme, l’homme à la recherche de la vérité renonce à travailler et vit de la solidarité des autres… « Le domaine de la liberté commence là où s’arrête le travail déterminé par la nécessité » (Marx).
Le virage : le protestantisme
Mais l’éthique protestante et l’utilitarisme des Lumières vont modifier notre vision du travail.
Max Weber, l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904) : « Le temps est précieux, infiniment, car chaque heure est soustraite au travail qui concourt à la gloire divine […] [Le travail] constitue le but même de la vie, tel que Dieu l’a fixé. Le verset de Saint Paul : “Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus ” vaut pour chacun, et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce. […] l’évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé est à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l’expansion de cette conception de la vie que nous avons appelée, ici, l’esprit du capitalisme ».
Pour Kant, la nudité, le manque de moyens naturels des hommes pour se défendre, fuir ou se battre, obligent les hommes à agir, penser prouve que la nature a souhaité que l’homme puisse s’élever par la seule puissance de son travail. Ainsi le travail devient un moyen de s’élever au-dessus de la nature.
Bref, le travail qui, jadis, nous assimilait aux autres animaux change de nature, car il faut distinguer le travail humain (lié à l’intelligence, permettant de transformer le réel, c’est-à-dire de rejeter les règles de la nature pour imposer celle que l’intelligence élabore) et le travail animal (nécessité par les contraintes, soumises à l’instinct, aux lois de la nature). Comprenne qui pourra, mais ce changement de perspective donne au travail toute sa dignité. Désormais, être homme, c’est travailler.
Le travail, une contrainte
Mais très vite, on comprend que voir dans le travail l’œuvre d’hommes soucieux de transformer le monde est une illusion, c’est croire que l’individu s’adonne forcément à un travail qui l’épanouit et comble ses vœux. Pour la majorité des hommes, ce n’est pas le cas. De plus, pour assurer la transition de la technique artisanale à la technique industrielle, le passage de la boutique à l’usine, on a décomposé une activité complexe en une série de mouvements simples, partiels que l’on a pu confier à des hommes non qualifiés puis à des robots, montrant par-là que le travail donné aux ouvriers n’avait rien de créateur ni de libérateur.
Pour Rousseau (Essai sur l’origine des langues), le travail est même une activité contre nature :
« Il est inconcevable de constater à quel point l’homme est naturellement paresseux. On dirait qu’il ne vit que pour dormir, végéter, rester immobile ; à peine peut-il se résoudre à se donner les mouvements nécessaires pour s’empêcher de mourir de faim. Rien ne maintient tant les sauvages dans l’amour de leur état que cette délicieuse indolence. Les passions qui rendent l’homme inquiet, prévoyant, actif, ne naissent que dans la société. Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que, même parmi nous, c’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux ».
En tout cas, c’est certainement la paresse qui nous rend intelligents, qui a poussé les hommes à inventer la roue.
Pour Nietzsche, l’insistance avec laquelle on glorifie le travail est plus que suspecte et il voit dans tout cela un moyen de contrôler les hommes, d’occuper les cerveaux pour les empêcher de penser, de contester :
Nietzsche, Aurore : « Dans la glorification du “travail”, dans les infatigables discours sur la “bénédiction du travail”, je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, ce qu’on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir –, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine […] Êtes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible et à s’enrichir le plus possible ? Votre tâche serait de leur présenter l’addition négative : quelles énormes sommes de valeur intérieure sont gaspillées pour une fin aussi extérieure ! Mais qu’est devenue votre valeur intérieure si vous ne savez plus ce que c’est que respirer librement ? si vous n’avez même pas un minimum de maîtrise de vous-même ? »
Le travailliste Wilson disait, dans une de ses premières campagnes électorales : « Il est théoriquement possible de construire une chaîne de machines capables sans aucune intervention humaine de fabriquer une automobile américaine et de reproduire la même chaîne de machines ».
Il en concluait qu’il fallait organiser la civilisation des loisirs, la cybernétique devant accomplir la plupart des travaux de l’humanité. Car, si l’apologie du travail a toujours ses adeptes notamment chez les patrons, mais pas que, les autres désormais font largement pression pour qu’on limite le temps de travail. Du temps de repos nécessaire pour refaire sa force de travail (qui pourrait être compréhensible pour le patronat [un ouvrier reposé est plus productif]), mais aussi pour se consacrer aux loisirs, c’est-à-dire à un temps où on a enfin la possibilité de rêver, créer, étudier, lire, travailler (mais un travail libérateur, car voulu ).
Science(s) et Technique(s)
Pour Descartes, l’intelligence a deux aspects, l’un théorique consiste à lire, comprendre c’est-à-dire discerner les articulations, les rapports entre propositions, l’autre pratique consiste, soit en contournant l’obstacle, soit en utilisant des outils, à atteindre une fin.
Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit du même « esprit scientifique », c’est-à-dire un ensemble de croyances ou attitudes de travail, de qualités intellectuelles (libre examen, esprit critique), de qualités morales (sincérité intellectuelle, probité), mais l’un fera de nous l’homo sapiens, l’autre l’homo faber.
Une science, c’est un ensemble cohérent de connaissances relatives à certaines catégories de faits, d’objets ou de phénomènes obéissant à des lois et/ou vérifiés par les méthodes expérimentales, mais la Science c’est l’ensemble de toutes ces sciences et c’est donc un système cohérent destiné à comprendre le monde, c’est un savoir abstrait. Ce qui court dans les rues, c’est la technique. La première se veut désintéressée, le second utile.
De Broglie : « l’effort de la recherche scientifique se développe, on le sait, sur deux plans parallèles, mais bien distincts : d’une part, le plan des recherches théoriques pour “l’honneur de l’esprit humain”, d’autre part, sur le plan des applications » (opposition classique science/technique)
Poincaré : « La Science a eu de merveilleuses applications, mais la Science qui n’aurait en vue que les applications ne seraient plus la Science, elle ne serait que de la cuisine. Il n’y a pas d’autre Science que la Science désintéressée ».
Mais l’utilité a aussi sa grandeur :
Descartes, Discours de la Méthode : « la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en notre pouvoir le bien général de tous les hommes ».
La Science
La science, c’est le système intelligible du monde phénoménal.
Il n’y a pas de science sans philosophie et réciproquement. En effet, ce sont les connaissances scientifiques qui éclairent les philosophes à la recherche de la sagesse au moyen de la raison. Mais il n’y aurait pas de science sans cette philosophie qui affirme qu’il vaut mieux connaître qu’ignorer, sans des aptitudes de travail appropriées qui sont autant d’attitudes et de croyances philosophiques : le positivisme, le déterminisme, la mathématisation de l’univers.
De même qu’il y a un esprit littéraire, poétique ou philosophique, il y a un esprit scientifique, c’est-à-dire un ensemble de croyances ou d’attitudes de travail (croyance en des lois de la nature, refus d’un dieu ou du hasard pour expliquer), de qualités intellectuelles (libre examen, esprit critique), de qualités morales (sincérité intellectuelle, probité).
La technique
Toute activité animale peut être considérée comme la mise en œuvre de certains moyens en fonction d’un but. Marcher, courir, retrouver son chemin. Tout cela exige un certain savoir, une habileté, un apprentissage parfois.
Le premier objet technique est donc le corps (« le premier et le plus naturel objet technique » – Marcel Mauss), l’enfant en découvre progressivement l’usage, les limites : marcher, courir, grimper (cela demande plus de coordination), mais aussi suivre une piste, se méfier, etc. (les méthodes, les règles de l’activité intellectuelle).
Remarque : À ce niveau, l’homme se distingue-t-il déjà de l’animal ? Un enfant est-il plus capable qu’un singe de sortir d’un labyrinthe ?
Mais un autre niveau de technique apparaît avec les outils, c’est-à-dire l’utilisation d’objet pour agir : une pierre pour casser une noix par exemple (certains animaux savent le faire). Beaucoup d’animaux sont capables de ce niveau de maîtrise : les oiseaux pour construire un nid, les castors construisent un barrage.
Bergson fait la distinction entre intelligence et instinct, entre organe et outil : l’instinct utilise les organes du corps propre, du dedans (homme, instinctivement, sans réfléchir, je casse une noisette entre mes molaires), l’intelligence utilise des objets extérieurs dont elle a étudié les propriétés, ce sont les outils (une noisette étant trop dure, j’utilise le caillou blanc, là-bas, rond, mais aussi dur et pesant).
Un niveau supérieur apparaît lorsque l’on améliore ou mieux encore lorsque l’on construit ses outils. La technique se définit comme la mise en œuvre de moyens et de procédés en vue de produire des objets en lieu et place de la Nature. À ce niveau, l’homme est quasiment le seul animal à le faire. Le mot technique vient du grec technè qui signifie fabriquer, créer.
Aristote (Physique) : « La technè en général ou bien imite la nature ou bien effectue ce que celle-ci est incapable de produire ».
Et si, comme le démontre H. Bergson, c’était l’outil qui définissait l’homme plutôt que la science, si nous étions surtout des Homo faber plutôt que des Homo sapiens ? En effet, en paléontologie, s’il y a outils, il y a homme ; s’il y a homme, il y a outils. Ce qui différencie le « dernier » non-homme (l’australopithèque) du « premier » homme (l’homo habilis) c’est que ce dernier produit des outils.
H. Bergson, l’évolution créatrice (1907) : « Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de choses, à supposer qu’on s’en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber ».
Pour Aristote, d’ailleurs, l’homme n’est pas un « singe nu », il dispose des mains, ce qui lui donne un avantage crucial sur les autres animaux, ces mains qui lui permettent de manipuler des outils divers.
Aristote, les Parties des animaux (4e siècle av. J.-C.) : « la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. […] Aussi ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. […] L’homme au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut quand il veut. Car la main devient outil, griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir ».
La technique contre l’art
Enfin, transformer la nature constitue bien une dimension de l’être humain et cela passe par les outils. Le technicien apparaît alors en concurrence avec les artistes dans un désir de création. L’un travaillant sur le réel considérera l’autre comme un doux rêveur, le second reprochera au premier de manquer d’imagination, d’être limité par le réel.
L’opposition n’est que théorique, car les artistes, non seulement perfectionne leur art, leur technique, mais valorise les techniques dans leur art : exemple les couleurs dans la peinture (non seulement leur production a évolué et on obtient des nuances que nos pères ne connaissaient pas, mais on en fait aussi la valorisation et la couleur peut devenir l’objet même d’une œuvre).
Homo faber contre homo sapiens
Nous aurions d’un côté la Science (ou les Sciences) qui est un effort désintéressé en vue de connaître la réalité et de l’autre les techniques plus concrètes, visant à produire et donc à transformer la réalité. On imagine les deux domaines distincts, au mieux, la Science conduisant les techniques avec ses recherches théoriques qui précèdent et commandent les applications pratiques.
C’est un peu plus compliqué : l’histoire montre que les techniques ont souvent précédé les savoirs. Par « essais et erreurs », les hommes ont perfectionné leurs outils (charrue, bateau, armes) (Alain « C’est la mer, elle-même qui façonne les bateaux, choisit ceux qui conviennent et détruit les autres. Les bateaux neufs étant copiés sur ceux qui reviennent… Chaque progrès est imperceptible… ». On pense à du Darwinisme technologique).
Mais la Science reprend la main lorsque la technique échoue : la pression atmosphérique (Galilée, Torricelli et Pascal) permet d’expliquer pourquoi les pompes aspirantes échouent à élever l’eau des palais de Florence au-delà de 33 pieds, Pascal conçoit ex nihilo la première machine à calculer, Babagge le premier ordinateur de façon théorique (il ne sera jamais réalisé).
Ce sont des problèmes techniques qui amènent Kepler à concevoir un système héliocentrique.
« On ne commande à la nature qu’en lui obéissant » (Bacon), ce qui signifie qu’il faut bien connaître la nature, ses lois (science) pour pouvoir l’utiliser (technique).
On parle de techniques expérimentales ou rationnelles pour celles qui sont des applications d’une science, de techniques « primitives », empiriques pour les autres.
Inversement, la Science actuelle ne peut progresser sans faire appel aux multiples appareils et instruments que lui offre la technique. Ce sont les progrès techniques qui font avancer, confirment ou remettent en cause notre conception de l’univers.
Pour compléter ce débat, voici quelques idées pêle-mêle mêlant techniques et sciences :
• Certains savants ont longtemps été réticents devant l’utilisation d’appareils : ce que l’on voyait au télescope, au microscope n’étaient-elles pas avant tout le résultat d’illusions d’optique ? Les photos de l’espace que nous recevons sont-elles réelles, ne sont-elles pas reconstituées pour nous faire mieux comprendre le réel ? Le théorème des quatre couleurs qui demande pour être démontré l’usage d’un ordinateur (démontré en 1976 par deux Américains, Kenneth Appel et Wolfgang Haken) est-il « vraiment » démontré ?
• Aristote et Platon opposaient savoir théorique (la Science) et activité pratique (la Technique), mais les modernes pensent plutôt alliance entre les deux (Bacon, Descartes, les Encyclopédistes)
• Platon appelle « idée » un objet de contemplation (en grec théoria) qui ne provient pas de l’expérience, mais qui lui en fournit le modèle.
• Marx, reprenant une idée analogue suggère que l’objet naît dans la pensée avant d’être inscrit dans le réel par le technicien « Ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche ».
Science sans conscience…
Les critiques contre la Technique, on le voit sont nombreuses. Trop utilitaire, on l’oppose à l’Art et à la Science, considérés comme plus désintéressés. Mais en réalité, depuis toujours, sa principale critique est sa raison d’être. La Technique permet à l’homme de modifier la nature. Mais l’action de l’homme sur la nature a-t-elle nécessairement amélioré la condition humaine ?
Les premières critiques sont d’abord d’ordre religieux : en améliorant la Nature, l’homme ne commet-il pas le pire des crimes, celui d’améliorer l’œuvre de Dieu, celui de se croire l’égal, voire plus le supérieur de Dieu (puisqu’il améliore sa création) ? Adam est chassé du Paradis pour avoir croqué la pomme de la connaissance, Prométhée est condamné au pire des supplices pour avoir apporté le feu aux hommes, Dédale chute pour avoir voulu s’affranchir de la pesanteur, Faust est damné et Frankenstein doit affronter la créature qu’il a créée, en donnant vie à de la chair morte.
Les philosophes ont longtemps combattu au côté de la Technologie contre l’obscurantisme, parfois en surévaluant les bienfaits de cette science.
Descartes, Discours de la Méthode (1637) : « Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Diderot, Encyclopédie (1751) : « Je pense à toute cette tradition philosophique ayant bâti ses lettres de noblesse sur le mépris du corps, de la matière, du travail et de la technique comme en témoigne la célèbre distinction grecque entre les activités libérales et les activités utilitaires. Les unes impliquent le loisir de privilégiés n’ayant pas à mobiliser leurs mains pour pourvoir à leurs besoins parce qu’une main d’œuvre servile les dispense d’avoir à le faire. Comme le mot “libéral” l’indique, elles font resplendir une liberté humaine qui est conjointement celle d’un statut social et celle de l’esprit, tandis que les autres dessinent le champ de la servitude, indistinctement, elle aussi, sociale et spirituelle. D’un côté ce qui est noble, de l’autre ce qui est vil. […Pourtant,] Ce n’est pas ainsi qu’a pensé Bacon, un des premiers génies de l’Angleterre ; Colbert, un des plus grands ministres de la France ; enfin les bons esprits et les hommes sages de tous les temps. Bacon regardait l’histoire des arts mécaniques comme la branche la plus importante de la vraie Philosophie ; il n’avait donc garde d’en mépriser la pratique. Colbert regardait l’industrie des peuples et l’établissement des manufactures, comme la richesse la plus sure d’un royaume ».
À notre époque, le débat est formulé différemment : on ne condamne plus la technologie en soi, mais le décalage entre l’évolution de nos moyens d’agir et celle de notre conscience : ne sommes-nous pas devenus trop puissants par rapport à notre conscience ? Les guerres modernes, les génocides, les pollutions, les accidents industriels sont autant de réponses.
Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion : « La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la “houille blanche”, et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce […]. Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux. »
Et on évoquera aussi les débats éthiques sur la gestation par autrui, sur la procréation médicalement assistée (PMA), sur la possibilité de choisir le sexe de son enfant, la fin de vie, les OGM (organisme génétiquement modifié), etc. Avec une question ouverte : ce débat qui constitue une entrave à l’innovation technologique est-il, au final, bon ou mauvais pour l’homme ?
Car par un retournement inattendu, c’est la technologie qui met en accusation la morale, l’éthique. Se disant neutres, se disant réalistes, se disant consensuelles, la Science et ses applications accusent l’homme d’entraver ses progrès et donc à terme l’amélioration de la condition humaine : plus de démocratie, il faut choisir les dirigeants pour leurs compétences techniques, ce sont des experts qui finissent par décider des grandes orientations socio-économiques (la science s’appuyant sur des faits permet le consensus).
Ellul, le système technicien (1977) : « On a prétendu longtemps qu’elle [la Technologie] faisait partie des objets neutres, et par conséquent non soumis à la morale […], mais ce stade est déjà dépassé : la puissance et l’autonomie de la technique sont si bien assurées que maintenant, elle se transforme à son tour en juge de la morale : une proposition morale ne sera considérée comme valable pour ce temps que si elle peut entrer dans le système technique, si elle s’accorde avec lui ».
Prenons comme exemple le débat sur les cellules embryonnaires : il sera sans doute possible en manipulant les embryons humains, en éliminant certains ADN, d’améliorer la race humaine. Certains généticiens reprochent aux populations d’entraver pour des raisons éthiques ce genre de recherche. On trouve ce genre de problèmes avec l’informatique, la recherche sur les OGM (organisme génétiquement modifié).
Les machines et le capitalisme
Puis, on a inventé des outils pour fabriquer des outils et finalement des machines, mais il y a une rupture entre l’outil et la machine dans le rapport de l’homme avec l’outil. Un nouveau stade apparaît avec l’arrivée du capitalisme et des machines. L’outil était tenu dans la main dont il subissait le rythme, il pouvait être l’ami de l’ouvrier, de l’artisan qui pouvait encore imaginer créer, la machine au contraire est un individu indépendant, qui a sa propre énergie, qui, mis en route, ne s’arrête qu’à l’épuisement de l’énergie (obtenu brutalement en éteignant le moteur). Il faut se soumettre à la machine, la surveiller, suivre son rythme. En un sens, l’ouvrier devient l’esclave de la machine.
H. Arendt, Condition de l’homme moderne : « Tandis que les outils d’artisanat à toutes les phases du processus de l’œuvre restent les serviteurs de la main, les machines exigent que le travailleur les serve et qu’il adapte le rythme naturel de son corps à leur mouvement mécanique . Cela ne veut pas dire que les hommes en tant que tels s’adaptent ou s’asservissent à leurs machines ; mais cela signifie bien que pendant toute la durée du travail à la machine, le processus mécanique remplace le rythme du corps humain ».
Marx, Manuscrits de 1944, parle de cette dépossession de l’ouvrier, ce qui est tragique, c’est que c’est l’ouvrier lui-même qui construit la machine qui va le concurrencer : « L’ouvrier s’appauvrit d’autant plus qu’il produit plus de richesse, que sa production croit en puissance et en volume. L’ouvrier devient une marchandise et plus le monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalorise ».
L’industrialisation a provoqué un phénomène de fuite en avant : il faut de gros capitaux pour produire des objets de plus en plus sophistiqués, pour rentabiliser ces capitaux, il faut vendre plus, toujours plus, donc rendre les modèles obsolescents (on ne parle pas forcément de matériel programmé pour tomber en panne et être remplacé (ce qui est de l’escroquerie), mais de modèles qui sont très vite démodés, dépassés, alors que les techniques ancestrales se voulaient pérennes. À échéance calculée, il faut qu’un objet ait fait son temps.
L’organisation du travail, propre à l’industrialisation, en provoquant la division du travail, en spécialisant le travailleur, a créé sa dépendance absolue (il devient un rouage d’une machine qu’il ne maîtrise pas) et « la possibilité de substituer au travail de l’homme le travail des machines » (Hegel Philosophie de l’Esprit).
Pour Marx, Le capital, le capital utilise les progrès techniques comme une arme contre les travailleurs : une machine vient concurrencer le travail des ouvriers : « Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine. Là le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux ».
Marx y évoque la révolte des ouvriers contre les machines : « La lutte entre le capitaliste et le salarié date des origines mêmes du capital industriel et se déchaîne pendant la période manufacturière, mais le travailleur n’attaque le moyen de travail que lors de l’introduction de la machine ».
Puis il décrit la concurrence machine/ouvrier au grand bénéfice du capital : « Sous sa forme machine au contraire le moyen de travail devient immédiatement le concurrent du travailleur. Le rendement du capital est dès lors en raison directe du nombre d’ouvriers dont la machine anéantit les conditions d’existence. Le système de la production capitaliste repose en général sur ce que le travailleur vend sa force comme marchandise. La division du travail réduit cette force à l’aptitude de détail à manier un outil fragmentaire. Donc, dès que le maniement de l’outil échoit à la machine, la valeur d’échange de la force de travail s’évanouit en même temps que sa valeur d’usage. L’ouvrier comme un assignat démonétisé n’a plus de cours. […] Et la machine n’agit pas seulement comme un concurrent dont la force supérieure est toujours sur le point de rendre le salarié superflu, c’est comme puissance ennemie de l’ouvrier que le capital l’emploie, et il le proclame hautement. Elle devient l’arme de guerre la plus irrésistible pour réprimer les grèves, ces révoltes périodiques du travail contre l’autocratie du capital. D’après Gaskell, la machine à vapeur fut dès le début un antagoniste de la “force de l’homme” et permit au capitaliste d’écraser les prétentions croissantes des ouvriers qui menaçaient d’une crise le système de fabrique à peine naissant ».
Sigismondi [Études sur l’économie politique (1837)] : « Ce n’est point le perfectionnement des machines qui est la vraie calamité, c’est le partage injuste que nous faisons de leur produit… c’est notre organisation actuelle, c’est la servitude de l’ouvrier qui le réduit, lorsqu’une machine a augmenté sa production, à travailler non pas moins, mais plus d’heures par jour pour le même salaire ».
Les robots remplaceront-ils l’homme ?
Contrairement à l’outil, la machine est un individu indépendant, c’est pour cela que l’on peut parler du règne des machines comme il y a eu un règne des minéraux, des végétaux, des animaux et des hommes. Et encore, c’était le vieux machinisme, désormais, avec la robotisation, voici des machines qui se dirigent toutes seules, capables d’en diriger d’autres.
Ford : « Il est théoriquement possible de construire une chaîne de machines capables, sans intervention humaine, de fabriquer une automobile américaine et de reproduire la même chaîne de machines ».
Avec les robots, l’humanité s’interroge sur ce qui fait sa spécificité (ainsi que celle des animaux) et la liste est longue de ces choses que l’ordinateur était censé ne pas savoir faire parce qu’on ne peut reproduire un être vivant et encore moins un être humain.
– Le langage : Turing avait posé comme test pour savoir d’une IA (intelligence artificielle) authentique : une personne est en conversation avec un ordinateur et une autre personne via un terminal électronique et elle doit deviner, selon les réponses qu’on lui fait, qui est la machine. Si elle n’y parvient pas, on peut considérer que l’on a en face une véritable IA .
Ce critère de Turing est très important, car pour nombre de philosophes, le langage est ce qui nous différencie des animaux :
Descartes, lettre au Marquis de Newcastle : « la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charon aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite qu’elle ait usé de quelque signe pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eut point de rapport à ses passions ».
Hegel, Philosophie de l’esprit : « l’intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses ».
Mieux, le langage permet de prendre le dessus sur les autres :
Platon, Gorgias : « Je veux dire le pouvoir de persuader par ses discours les juges au tribunal, les sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l’assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens. Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du gymnase et, quant au fameux financier, on reconnaîtra que ce n’est pas pour lui qu’il amasse de l’argent, mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules ».
– Le corps : la machine n’obtient des succès de simulation cognitive que dans le seul domaine où l’on peut faire abstraction du problème humain des rapports entre conscience et corps. Ainsi, il reste très médiocre en traduction automatique, en langage, il échoue devant les problèmes de « l’union de l’âme et du corps ».
– Les jeux nécessitant une grande stratégie (jeu d’échecs) ou une vision globale du jeu (jeu de go), voire de la psychologie (bluff au poker).
– la prise de responsabilité : on ne parle plus que « d’aide informatique » à la décision médicale., etc.
En réalité, chaque étape est régulièrement dépassée. Concernant les problèmes moraux liés à une décision, la difficulté n’est pas tant le fait que la machine refuse de prendre une décision, mais la responsabilité du programmeur qui doit mettre en place un mécanisme de décision, alors qu’il ignore les circonstances de cette décision.
Ainsi, on est parfaitement capable de surveiller si un individu s’endort au volant. On peut donc mettre un mécanisme pour le réveiller, voire garer la voiture. Mais si un accident a lieu néanmoins ! Parce que le conducteur serait distrait, rêveur, mais non endormi, parce que, surpris d’être réveillé, il aurait fait une fausse manœuvre, parce qu’il aurait mal réagi en s’apercevant, en reprenant brusquement conscience qu’il n’est plus maître de sa machine ?
Avec les jeux, la mémoire phénoménale des machines a compensé l’intuition du professionnel et ouvre une voie pour créer des robots intuitifs (et si l’intuition n’était rien d’autre que la reconnaissance de situations connues ? On sait alors comment réagir sans savoir vraiment pourquoi cela marche).
Les « faux positifs » (la voiture freine brutalement, car elle croit voir un passant alors qu’il s’agit d’une feuille qui s’envole ou pire qu’elle continue son trajet et écrase une personne en croyant qu’il s’agit d’une erreur) contrarient l’expansion des voitures sans chauffeur. Les capteurs des machines ne sont pas assez sensibles pour qu’il n’y ait pas d’erreurs. Un individu peut avoir ce genre de problème (encore qu’il faille des circonstances assez particulières), mais là encore la responsabilité du programmeur est bien plus grande.
Même si on progresse tous les jours, même si, de plus en plus, les ordinateurs apprennent, même s’ils deviennent chaque jour plus compétents, leur comportement reste pour le moment le résultat d’une programmation humaine. Le temps viendra-t-il des programmes s’autocorrigeant, s’autorégulant, voire créant d’autres programmes pour répondre à d’autres besoins que la machine elle-même détecterait ?
Reste le problème du corps. La reconnaissance de son environnement est encore un point faible du système.
H.L. Dreyfus (Intelligence artificielle, mythe et limites) : « C’est bel et bien le côté corporel de l’exercice de l’intelligence qui a donné jusqu’à présent le plus de fil à retordre à l’intelligence artificielle.
Chez l’homme comme chez les animaux, dans la dualité conscience-corps, le corps sollicite, titille l’intelligence en quête de nourriture. Cette obligation de se nourrir, de se reproduire (lié à la mort) est un point essentiel de la nature animale sans doute à la source de l’intelligence et de l’évolution des espèces. Pour l’instant, les robots n’ont pas ce genre de motivation. Peut-être un jour, ressentiront-ils la nécessité vitale pour eux d’obtenir de l’énergie, alors ils auront fait un pas de géant pour devenir des êtres vivants.
Problèmes en biologie
En biologie, il y a des problèmes « techniques », dont la complexité et la solidarité des fonctions organiques. En particulier, lorsque l’on fait une étude statistique, les biais sont nombreux. Par exemple, si on veut répondre à la question « le porc est-il plus sain ou moins sain que le bœuf ? », les gens qui consomment plutôt l’un que l’autre seront peut-être plus sportifs ou socialement plus aisés (on sait que le niveau social influe sur l’état de santé d’une personne).
Il y a des problèmes d’éthique (que l’on retrouve en psychologie), car on intervient dans un organisme vivant : pensez au chien de Pavlov : « À partir de 1889, le physiologiste Ivan Pavlov effectuait une recherche sur la salivation des chiens pour un programme de recherches sur la digestion. Pour ce faire, il pratiquait une incision dans la joue d’un chien et y insérait un tuyau qui récoltait la salive produite par la glande salivaire de l’animal » (Wikipédia).
On pense également à ces vaches où on avait pratiqué des hublots pour regarder en temps réel le contenu de leur estomac (vidéo de l’association L214 – 2019)
On se pose aussi le problème de la finalité de fait. En effet, les organes et les fonctions sont finalisés c’est-à-dire servent à quelque chose. On peut se contenter en physique de décrire la chute des corps, mais on veut savoir à quoi servent les dents larges, les dents pointues, l’œil, la scie de la sangsue, les ailes de l’oiseau, les hormones, l’insuline. La biologie est la seule science de la nature où l’explication est double : une explication mécaniste (voilà comme les choses se passent : le pancréas produit l’insuline et voici sa formule chimique) et une explication finaliste (et voici à quoi sert l’insuline). Sans cette double explication, on a l’impression de ne pas comprendre.
Autre problème, les généticiens seront bientôt capables de modifier le patrimoine génétique d’un individu, les hommes pourront choisir leur descendance. Mais qui choisira ? Qui assumera la décision de favoriser la naissance de tel type d’enfants, d’éviter le développement de tel autre type. Lorsqu’en agriculture, on a privilégié tel plant de tomates par rapport aux autres, on a rendu le fruit fragile, à la merci d’un parasite.
Un autre danger est l’affirmation, en utilisant la génétique, de mettre en place une société basée sur une soi-disant inégalité biologique entre les individus : le film Rendez-vous à Gattaca en est une illustration. Le débat devrait être clos, les interactions entre l’inné et l’acquis (tous les individus reçoivent une éducation) sont telles qu’il est impossible d’isoler tous les effets du déterminisme génétique. Mais on est toujours à la recherche des gênes de l’intelligence, du goût artistique, etc.
La sociologie
Visant la compréhension des phénomènes sociaux, la sociologie est bien une « science de l’homme », on s’intéresse aux mécanismes qui déterminent les comportements des hommes vivant en société. Un groupe humain ne peut se réduire à une somme d’individus juxtaposés ; son existence et sa persistance sont plutôt le fruit d’interactions complexes qui fait l’objet de la sociologie.
En 1985, Émile Durkheim, en publiant les Règles de la méthode sociologique précise l’objet, les méthodes propres à cette discipline. Il y a des liens étroits entre sociologie et histoire : les travaux des historiens fournissent des documents aux sociologues, les sociologues apportent leurs expertises pour expliquer certains mouvements, mais l’objet de l’histoire est le passé, celui de la sociologie est l’état présent de la société.
Quant au partage des tâches entre psychologues et sociologues, les premiers se doivent de réfléchir aux mécanismes sociétaux qui viennent expliquer le comportement individuel et les seconds se poseront la question de savoir si tel ou tel comportement est majoritaire ou non dans tel ou tel groupe et essayeront d’en expliquer les causes, notamment à travers l’éducation d’une population, etc.
La sociologie peut expliquer la conduite d’un individu (comme le psychologue), mais il mettra en avant l’ordre social (règles, idées, valeurs morales, croyances collectives) et en second plan la personnalité de l’individu, alors que le psychologue fera l’inverse.
Pour illustrer l’importance des facteurs psychologiques dans les explications sociologiques, il suffit de rappeler comment Max Weber a montré l’importance de l’arrivée du protestantisme dans le développement du capitalisme moderne. Avant Luther, accumuler du capital était moralement condamnable, il devient bien au contraire le fruit d’un ascétisme.
À sociologie est-elle une science ?
Comte, Cours de philosophie positive : “Voilà donc la plus grande, mais évidemment la seule lacune qu’il s’agit de combler pour achever de constituer la philosophie positive. Maintenant que l’esprit humain a fondé la physique céleste, la physique terrestre, soit mécanique, soit chimique, la physique organique, soit végétale, soit animale, il lui reste à terminer le système des sciences d’observation en fondant la physique sociale. […]Si cette condition est une fois réellement remplie, le système philosophique des modernes sera enfin fondé dans son ensemble ; car aucun phénomène observable ne saurait évidemment manquer de rentrer dans quelqu’une des cinq grandes catégories dès lors établies des phénomènes astronomiques, physiques, chimiques, physiologiques et sociaux”.
Pour toutes les « sciences humaines », le problème de leur scientificité est posé. Certes les méthodes sont désormais connues et pour la plupart validées : enquêtes, analyses de documents écrits, expériences (on crée artificiellement une situation permettant de vérifier ou d’infirmer telle ou telle hypothèse), mais on se heurte à l’implication du sociologue dans l’étude sociologique : questions orientées, interprétation orientée (un sociologue dira « un individu sur trois refuse… » tandis que l’autre affirmera que « deux personnes sur trois approuvent… » ; c’est le principe du verre à moitié plein ou à moitié vide). Mais le gros problème de la sociologie (en particulier et des sciences humaines en général) est le manque de prévisions : on peut expliquer le passé, on peut comprendre le présent, on a du mal à prévoir l’avenir : comment va évoluer la société ? Pensez aux mouvements politiques : mai 68, gilets jaunes, etc.
La psychologie
La psychologie se veut une science positive et expérimentale comme les autres. Il s’agit pour le chercheur d’établir les lois des phénomènes psychologiques afin d’expliquer et de prévoir.
Les difficultés viennent de ce que le fait psychologique est extrêmement mobile et peu accessible. Comment faire pour le saisir afin de l’étudier ? Les procédés mis en œuvre (les méthodes de la psychologie) se partagent en trois groupes : les méthodes subjectives (introspection), les méthodes projectives et les méthodes objectives.
Les méthodes subjectives (psychologie à la première personne)
L’introspection (du latin « introspectus ») désigne l’activité mentale que l’on peut décrire métaphoriquement comme l’acte de « regarder à l’intérieur » de soi : le chercheur porte une forme d’attention à ses propres sensations ou états.
Descartes en a posé dans ses Méditations les fondements en affirmant non seulement le principe de la conscience réfléchie (cogito), mais aussi celui de la « transparence » de soi à soi. C’était la principale méthode utilisée au début de la psychologie expérimentale, à la fin du XIXe siècle. Mais on en saisit très vite les insuffisances et les limites.
• Manque de précision, de regroupements, de comparaisons, d’impartialité.
• L’introspection ne connaît qu’un homme (celui qui s’introspecte) et c’est un individu très particulier puisque c’est le chercheur, on peut le supposer adulte, normal (sic) et civilisé, intéressé par l’humain.
Le chercheur pourra-t-il dire « tu vas réagir ainsi parce que, moi-même, je réagirai ainsi » ou « tu as tel comportement donc tu éprouves tel sentiment parce que, moi-même, j’ai ce comportement lorsque j’éprouve ce sentiment » ? Non, bien sûr, surtout si l’individu est éloigné de vous par le sexe, la race, la nationalité, la religion, la classe sociale, l’âge (psychologie des enfants), etc.
• Enfin, elle n’atteint par définition que le conscient, puisque, par définition, l’inconscient lui échappe.
Cependant, elle reste d’actualité parce qu’elle seule est capable de saisir la vie psychique dans son aspect intérieur et vécu, ses enseignements sur la psychologie humaine sont plus sûrs et plus fins. Pour étudier le comportement humain, l’introspection est utilisée conjointement avec les méthodes objectives.
Les méthodes objectives (psychologie à la troisième personne)
John Broadus Watson (1878-1958) décide de se cantonner à l’étude rigoureuse des faits psychologiques chez les autres ou plutôt sur les autres, car on n’est pas dans leur peau, il doit donc se limiter aux comportements (behavior en anglais américain) observables.
L’étude de la vie intérieure est inutile, car chaque fait psychique a, pour les promoteurs du behaviorisme deux aspects, un vécu intime, subjectif et un aspect extérieur, objectif, fonctionnel qu’on appelle comportement. Les lois entre les comportements étant les mêmes qu’entre les aspects subjectifs, connaître les uns, c’est connaître les autres avec cette différence que mes lois vont être universelles et que je peux étudier le comportement des enfants, des animaux, des fous, etc.
Watson accorde ainsi une place centrale aux phénomènes d’apprentissage et notamment d’association stimulus-réponse, dans le droit fil des travaux de Pavlov . En psychologie objective, le fait psychologique est un comportement, c’est-à-dire un mélange de réactions physiques et physiologiques. Pour l’étudier, on fera
• des enquêtes, des questionnaires de toutes sortes,
• on étudiera des mémoires, des récits,
• on pourra faire des expériences en mettant les sujets dans des conditions particulières et en leur demandant ce qu’ils éprouvent. Exemple : un film comique est-il plus drôle après un film gai ou un film triste ?
Wikipédia : L’expérience de Milgram réalisée entre 1960 et 1963 est un exemple particulièrement frappant : il s’agissait de mesurer le niveau d’obéissance à un ordre même contraire à la morale. Des sujets acceptent de participer, sous l’autorité d’une personne supposée compétente, à une expérience d’apprentissage où il leur sera demandé d’appliquer des traitements cruels (décharges électriques) à des tiers sans autre raison que de « vérifier les capacités d’apprentissage », cette dernière devant apprendre une liste de mots et la restituer sous peine de recevoir une décharge électrique toujours plus forte. La décharge maximale était 450 volts. Le taux de personnes ayant administré ce voltage a été de 2/3 (les médecins avaient prévu un pour mille) et en moyenne, on a infligé des voltages de 360 volts (à partir de 270, la personne hurle de douleur).
• On multipliera les tests sur le niveau mental, sur l’intelligence, la mémoire, l’attention, l’imagination, sur les centres d’intérêt, sur le caractère, etc.
Ces techniques positives ont particulièrement réussi, multipliant les connaissances scientifiques sur le comportement avec des applications sociales, professionnelles (orientation), commerciales (publicité), médicales et judiciaires (comportement des délinquants, remédiation des criminels, profileur), scolaires (techniques éducatives).
Objection : les réponses retenues font partie d’un ensemble de possibilités soigneusement prédéterminées (par exemple, un questionnaire à choix multiples) pour être mesurables et elles ne s’intéressent pas au moi profond. Quand on pose une question spécifique à un sujet, la réponse donnée est consciemment formulée, elle ne reflète pas l’Inconscient du sujet ni ses motivations ou ses attitudes implicites.
Les méthodes projectives (psychologie à la deuxième personne)
Dans mon cours, je lis cette définition : « Les méthodes projectives consistent à dire “tu as tel comportement, par exemple tu ris, tu pleures, donc tu éprouves telle chose que j’éprouve moi-même quand je me comporte ainsi. Je projette ainsi mon moi sur toi », rejetant alors ces méthodes « la méthode projective qu’il faut laisser donne l’illusion de la connaissance d’autrui ». Il s’agit en réalité d’une critique de la méthode subjective.
En réalité, les méthodes projectives ne correspondent pas du tout à cela, ce sont des techniques d’étude qui découlent d’une idée : toute perception met en jeu deux éléments, l’objet perçu et l’objet percevant. Une méthode projective repose sur le principe selon lequel plus l’objet est clair et précis, moins la personne est impliquée dans la perception, et surtout, inversement : plus l’objet présenté est ambigu, plus la personne percevant cet objet devra puiser dans son esprit et ses propres représentations, pour interpréter l’objet, lui donner une signification. Présenter un objet ambigu permet alors, selon ce principe, d’explorer la psyché de la personne percevant.
Exemples et problématiques associées :
Le TAT (Thematic Apperception Test) : dans ce test, on présente des photos de personnes neutres dans un environnement qui l’est tout autant. On demande au patient d’interpréter la scène, de décrire la personne, ce qu’elle fait, ce qu’elle pense, ce qu’elle espère, ce qu’elle va devenir, etc. Pour répondre, le sujet s’identifie au personnage et projette sur elle sa personnalité, pour construire une histoire, passée, présente et future dont la création sera un reflet de sa propre histoire et de lui-même.
Le test de Rorschach consiste en présenter une série de planches sur lesquelles sont dessinées des taches d’encre noire, ou de couleur, n’ayant a priori aucune forme ou aucun sens. On demande au sujet « à quoi pourrait ressembler chacun de ses dessins ». Celui-ci fait appel à ses propres souvenirs, ses propres représentations, pour ajouter une signification à chaque dessin. Ce faisant, il dévoile partiellement cette pensée : ce qui l’obnubile, par exemple (un obsédé verra dans les dessins des scènes sexuelles…), son état d’esprit (monstres ou scènes agressives, ou au contraire, fleurs ou arbres…), ou encore ses associations d’idées, etc.
Il existe d’autres tests : psychodrame, fables.
Objection : Il faut être conscient que l’interprétation (de l’expérimentateur) des interprétations du sujet percevant reste subjective, qu’il projette son moi sur celui du patient – si je trouve que cette tache est un papillon, c’est que je déteste mon existence et je voudrais être un papillon pour m’envoler, etc. Bref, on retrouve les critiques de M. Chambellan, mon professeur de philo.
Conclusion
Les techniques positives ont donné des connaissances scientifiques et ont de nombreuses applications
Sociales et professionnelles : tests d’orientation
Commerciales : publicité
Médicales et judiciaires : psychanalyse et psychologie des délinquants
Scolaires : méthodes d’apprentissages, techniques de mémorisation.
Cependant toutes ces techniques, subjectives, objectives ou projectives, ne donnent pas sur les profondeurs de la vie intérieure de l’homme. Laissons donc à Alain le mot de la conclusion sur ces méthodes expérimentales en psychologie : « ce qui donne des ouvertures sur l’âme des hommes, c’est moins la science positive que la poésie ».
L’histoire
Pour Hérodote (485-420 av. J.-C.) qui est considéré comme le père de l’histoire, celle-ci a pour fonction première « d’empêcher que le temps n’efface le souvenir des actions humaines », mais c’est chez Thucydide (470-401 av. J.-C.) que l’on trouve pour la première fois un souci important d’objectivité dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse.
Philosophie et histoire
Il faut faire une distinction entre deux conceptions différentes de l’histoire, une « factuelle » qui se veut la relation véridique, le récit authentique du passé humain, prenant en compte tous les aspects de ce passé (vie quotidienne, rapport entre les personnes, etc.) et une philosophique ou mémorielle qui parle de l’évolution de l’humanité, des idées, des peuples.
Dans la première conception, l’histoire est faite par les hommes, décrite par eux, elle parle de telle ou telle civilisation (Rome, France, etc.), de telle ou telle période (Moyen Âge, Renaissance, etc.), de telle ou telle notion (Art, philosophie, sciences, etc.), etc. La seconde se veut une histoire universelle, une grande marche vers, les hommes la subissent ou plutôt, c’est elle qui met les hommes en mouvement. On appelle philosophie de l’histoire la recherche de la clé du devenir historique, la recherche du ou des principes qui expliquerait la totalité de l’histoire, la totalité du devenir du monde humain.
Hegel, La Raison dans l’Histoire : « La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la surface, ne s’accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la force des phénomènes […] Ainsi naît le besoin de trouver dans l’Idée la justification d’un tel déclin. Cette considération nous conduit […] à la recherche d’une fin en soi et pour soi ultime. La preuve [de la toute-puissance de la Raison sur le monde] sera fournie par l’étude de l’histoire elle-même. Car celle-ci n’est que l’image et l’acte de la Raison.
Schopenhauer : « l’histoire nous enseigne qu’à chaque moment, il a existé autre chose ; la philosophie s’efforce au contraire de nous élever à cette idée que, de tout temps, la même chose a été, est et sera ». (Le Monde comme Volonté)
Kierkegaard : « de ce qui est proprement humain, il n’y a pas d’histoire ».
Raymond Aron, tout en acceptant cette idée, émet des bémols : elle pourrait faire baisser les bras (on ne lutte pas contre le cours de l’histoire) ou pire servir la propagande d’un parti. Il est anticommuniste et le communisme annonce le triomphe du prolétariat comme la fin (aux deux sens du terme : le but et la terminaison) de l’histoire. Quand, dans les années 90, alors que le capitalisme triomphe, on annonce la fin de l’histoire, les critiques d’Aron, Dimensions de la conscience historique, ont une saveur particulière :
“Il est, effectivement, à chaque époque des forces auxquelles il faut s’adapter parce qu’on ne peut les vaincre, il est des mouvements qu’il faut canaliser parce qu’on tenterait vainement de les arrêter. Certes, ces sortes de raisonnements sont dangereux, parce qu’ils servent souvent d’alibi à la lâcheté ou de justification à l’acceptation de la défaite. […] Le philosophe peut et doit marquer l’erreur de principe commise quand on applique l’argument à l’histoire total, alors qu’il est tout au plus acceptable en des domaines limités. […] Cette société, où le sage serait satisfait, où les hommes vivraient selon la raison, on n’en peut abandonner l’espérance […] Mais confondre cette idée de la Raison avec l’action d’un parti, avec un statut de propriété, une technique d’organisation économique, c’est se livrer aux délires du fanatisme.”
Quand on écrit une histoire de la philosophie, cela sous-tend que la philosophie n’est qu’un phénomène culturel, lié à l’environnement culturel et social, évoluant dans le temps, bref soumis au changement. Ce qui est contraire à une idée d’une Sagesse intemporelle, universelle. Cette idée-là s’impose si Dieu existe, mais reste un objectif pour beaucoup de philosophes.
Les philosophes reprochent à l’histoire sa tyrannie. L’histoire, le passé (le nôtre ou celui de notre nation) nous empêchent d’être qui nous voulons
Nietzsche : « L’animal vit une vie non historique… L’homme au contraire s’arc-boute contre le poids de plus en plus lourd du passé qui l’écrase ou le dévie, qui alourdit sa marche comme un invisible fardeau de ténèbres ».
Nietzsche, Considérations inactuelles : “Quand on apprend à courber l’échine et à baisser la tête devant la « puissance de l’histoire », on finit par approuver de la tête, comme un magot chinois, n’importe quelle puissance, que ce soit celle du gouvernement ou de l’opinion publique ou de la majorité du nombre”.
Les philosophes reprochent aussi à l’histoire de ne n’avoir ni début ni fin. En effet, plus on remonte dans le temps, moins on dispose de documents, plus on spécule. Le choix de l’écriture est-il un marqueur raisonnable de l’entrée des hommes dans l’histoire ?
Quant à la fin de l’histoire… !
Pour certains, elle serait marquée par la fin des conflits entre nations et fut annoncée dans les années 90, après la chute de l’empire soviétique, d’autres la prévoyaient à la fin du capitalisme, etc. Il s’agit en réalité d’une utopie, mais pour les philosophes, cette fin de l’histoire pourrait, si on la connaissait, donner un sens à l’histoire, rendre celle-ci moins contingente.
L’histoire de France peut être présentée comme un vaste mouvement pour unifier le peuple, le territoire et dans ce mouvement, la féodalité, la monarchie, l’absolutisme royal, la révolution et la république s’y inscrivent et, loin d’être des épiphénomènes contradictoires, se conjuguent pour réaliser cette fin.
Pour Hegel, « la raison gouverne le monde », donc « dans l’histoire du monde, comme ailleurs, tout arrive rationnellement » et l’histoire du monde est jouée d’avance. On retrouve la même utopie chez Marx : la montée en puissance de la bourgeoisie, du capitalisme, la concentration des moyens de production, la révolte des ouvriers, le communisme qui met fin aux conflits et réalise l’internationale.
Les moteurs de l’histoire
Pour dépasser la simple relation factuelle, l’histoire traditionnelle, « une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent par leur puissant mouvement », les historiens se sont mis à la recherche d’une histoire sociale, s’appuyant sur les idées comme sur l’état économique de la société.
Empruntons à Marx le vocabulaire suivant :
– Infrastructure : l’ensemble des conditions matérielles : forces économiques, production, état matériel d’une civilisation.
– Superstructure : tout ce qui est idéologique : les mœurs, la religion, la politique, l’art, la philosophie, bref la pensée des hommes.
Ainsi la Révolution française serait due à la conjonction d’un courant d’idées (Les Lumières) et d’une grave crise économique et structurelle (famines, faillite de l’état).
En tenant compte plus ou moins de l’infrastructure ou de la superstructure, on va distinguer quatre grandes familles de systèmes de l’histoire
Le matérialisme historique absolue
C’est la structure économique de la société qui est la base réelle sur laquelle s’élève toute la superstructure (effet unilatéral). Bref l’économie est le moteur de l’histoire.
Le matérialisme historique modéré ou matérialisme dialectique
C’est la conception de Marx et des marxistes.
On a affaire à un rapport dialectique entre l’infrastructure et la super structure. C’est l’économie qui détermine l’idéologie et celle-ci a une action récurrente, mais secondaire sur l’infrastructure, faisant ainsi évoluer les conditions économiques, etc.
Engels écrit ainsi à Conrad Schmidt le 27 août 1890 une lettre où il montre que si la pensée peut bien jouer le rôle de premier violon dans un pays économiquement arriéré, cette même pensée est née ailleurs et, là-bas, elle est née du déterminisme d’un processus économique.
Exemple : au 18e, en France, pays économiquement arriéré, c’est la philosophie qui dirige l’évolution générale, mais cette pense est originaire d’Angleterre où là-bas, elle provenait des premiers pas du machinisme.
Autre exemple : la religion. Les idées religieuses peuvent intervenir et bouleverser le cours des choses, mais elles sont nées de la misère et de l’exploitation économique comme un moyen d’endormir le peuple.
Le spiritualisme historique
L’économie est importante, mais c’est une condition, ce n’est pas la cause, le moteur de l’histoire. Ce sont les idées des hommes, leurs sentiments, meurs aspirations qui mènent le monde. Auguste Comte, dans sa première leçon du cours de philosophie positiviste le professe clairement « ce n’est pas au lecteur de cet ouvrage que je croirais jamais devoir prouver que ce sont les idées qui gouvernent et bouleversent le monde ou, en d’autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions »
Nietzsche, parlant du travail de l’historien qui péniblement essaie de reconstituer les faits, écrit “Facta ! Oui facta ficti ! (Des faits, oui, mais des faits interprétés)”. L’historien n’a pas à se préoccuper de savoir comment les faits se sont passés, mais de savoir comment on croit qu’ils se sont passés, car c’est ainsi qu’ils produisent leurs effets, montrant qu’in fine c’est bien l’idéologie qui l’emporte sur le réel en histoire.
Objection : il y aurait tout un débat à mener sur la position de Nietzsche – Il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations – . Avec 1984, Orwell montre comment une dictature bidouille sans arrêt l’histoire pour l’utiliser à des fins politiques ; dans la réalité, le régime soviétique l’a fait. Dans les démocraties, on retrouve le même phénomène qui consiste, ici, à mettre en avant tel ou tel événement plutôt que tel autre et ce qui est communément accepté devient la vérité, le reste est fakenews. Mais en réalité, cela ne doit pas décourager le travail de l’historien, car mettre à jour ce qui s’est passé, c’est renvoyer dans le néant ce que l’on croyait qu’il s’était passé, ainsi l’historien peut rétablir la vérité ou faire remonter d’autres vérités au grand jour.
La conception dualiste de l’histoire
La conception dualiste de l’histoire, c’est la croyance que l’histoire s’explique par l’action réciproque de l’économie et de l’idéologie, leur interaction. L’origine d’un processus historique se trouve tantôt dans l’économie, tantôt dans l’idéologie.
Pas de systèmes
Mais nombreux sont les historiens qui rejettent ces systèmes d’explication. Certes les conditions matérielles, morales doivent être présentes, mais on ne peut rejeter l’humain, l’accident, les causes secondaires qui déclenchent en réalité l’événement.
Tocqueville, Souvenirs : “Je hais, pour ma part, ces thèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain. Je les trouve étroits dans leur prétendue grandeur, et faux sous leur air de vérité mathématique. Je crois, n’en déplaise aux écrivains qui ont inventé ces sublimes théories pour nourrir leur vanité et faciliter leur travail, que beaucoup de faits historiques importants ne sauraient être expliqués que par des circonstances accidentelles, et que beaucoup d’autres restent inexplicables ; qu’enfin le hasard ou plutôt cet enchevêtrement de causes secondes, que nous appelons ainsi faute de savoir les démêler, entre pour beaucoup dans tout ce que nous voyons sur le théâtre du monde […]La révolution de Février, comme tous les autres grands événements de ce genre, naquit de causes générales fécondées, si l’on peut parler ainsi, par des accidents ; et il serait aussi superficiel de la faire découler nécessairement des premières, que de l’attribuer uniquement aux seconds”.
Annexes
L’histoire pour quoi faire ?
Connaître son passé, celui de ses parents, celui de son peuple, celui du monde, c’est se grandir. Nous devenons, grâce à l’histoire, les héritiers d’un passé toujours vivant qui étend considérablement notre existence individuelle et la délivre de sa contingence.
Nietzsche, Considérations intempestives (1876) : nous éprouvons « ce sentiment de profond bien-être que l’arbre sent monter de ses racines ».
Fernand Braudel, historien : « je viens de perdre Alésia contre Jules César et ça me met de mauvaise humeur ».
De plus, les événements historiques, même lointains, ont une conséquence sur notre quotidien. Les connaître permet de mieux comprendre les enjeux d’aujourd’hui (avec la crainte d’en être écrasé, cf. supra).
Jaurès : la Révolution française, « ce fait immense et d’une admirable fécondité ».
Aujourd’hui encore, les historiens se disputent, non pas sur les faits, mais sur leurs significations « historiques », c’est-à-dire sur les conséquences qu’ils ont eues.
L’histoire peut aussi être vécue comme pesant sur notre destin. Par exemple en Lorraine, le passé sidérurgique, sa grandeur disparue se vit comme une déchéance, comme une région qui a perdu foi en son destin. L’implantation du parc des Schtroumpfs, la diversification, l’ouverture vers le tourisme, le marché de la drogue sont vécus comme autant de sous-activités proposées à une population de nains, les anciens mineurs étant eux des géants. Dans son livre leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu en donne une illustration en montrant un vieil ouvrier flanquant une raclée à un jeune dealer arabe dans les toilettes d’un bar.
Enfin, connaître l’histoire peut nous éviter de recommencer nos erreurs, mais j’ai des doutes : Thucydide (470-401 av. J.-C.) : « L’histoire est un perpétuel recommencement »).
Attention cependant à ne pas être manipulé par l’histoire. Il est si facile, au nom de l’histoire, de justifier les haines d’aujourd’hui (La perfide Albion et la guerre de Cent Ans, le Reich allemand, les croisades, la colonisation, la Shoah).
Valéry, Regard sur le monde actuel (1931) : « L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout ».
Mais cela ne veut pas dire nier l’histoire, nier les crimes contre l’humanité que constituèrent la conquête du continent américain, l’esclavage des noirs, l’extermination des juifs et la colonisation. Rien n’est plus naturel que la « révision » de l’histoire, rien de plus normal, parce que les historiens peuvent se tromper, tromper et être trompés, mais les négationnistes ne cherchent pas à connaître le déroulement exact des événements, mais se contentent de les contester.
L’actualité fait-elle partie de l’histoire ?
Pour certains, l’histoire ne peut exister, à proprement parler, que lorsque tous les acteurs sont morts et que les témoins eux-mêmes ont disparu. Avant, il s’agit de mémoire, de témoignages, d’analyse à chaud, bref de matériaux pour l’histoire future, mais pas de l’histoire. Il faut une certaine sérénité pour aborder le travail de l’historien.
Ainsi la Guerre des Gaules de Jules César ou Mémoires de guerre de De Gaulle sont des biographies, des témoignages, mais non aucune valeur comme récit historique.
Hegel, La Raison dans l’Histoire : « L’histoire “originale” n’est pas encore l’histoire “réfléchissante” qui transcende l’actualité dans laquelle vit l’historien et qui traite le passé le plus reculé comme actuel en esprit ».
Pour beaucoup, cette rupture entre l’histoire et le présent est le gage de son impartialité.
Fustel de Coulanges, Questions historiques (1893) : « Nous voudrions voir planer l’histoire dans cette région où il n’y a ni passions, ni rancunes, ni désirs de vengeance. Nous lui demandons ce charme d’impartialité parfaite qui est la chasteté de l’histoire ».
Cette idée se défend : combien d’événements annoncés comme « historiques » ont depuis disparu de nos mémoires alors que des faits majeurs ont eu lieu sans que nul n’en ait eu conscience : la chute de l’Empire romain, de l’empire khmer, la venue du capitalisme, etc.
L’histoire : science ou littérature
Histoire : du grec historia (recherche, information, enquête).
L’histoire se veut une science : rigueur de la démarche, multiplication des sources de renseignements (les écrits des contemporains, mais aussi d’autres historiens, accès à d’autres matériaux (pierre, monnaie, vases, poubelles… pour obtenir une vision plus complète) et confrontation des différentes sources.
Elle se voudrait objective, mais elle est déjà le choix de décisions de l’historien qui choisit la période et le lieu de l’objet de son travail et souvent l’historien est guidé par une idée préconçue de ce qu’il compte décrire.
La vérité historique est toujours particulière et contingente, car elle s’appuie sur des documents, des faits qui peuvent se révéler faux ou que l’on peut plus ou moins appréciés par opposition aux vérités mathématiques qui sont universelles et nécessaires, car le produit de la seule raison. Leibniz parle pour la première de « vérité de fait » et pour la seconde de « vérité de raison ».
L’histoire s’appuie sur des documents qui peuvent être faux : on pense aux photographies de la révolution russe où les protagonistes tombés en disgrâce sont systématiquement effacés. Les écrits notamment reflètent l’histoire des « vainqueurs », des gagnants et il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour qu’on s’intéresse aux petits en faisant parler des outils, des maisons, des poubelles, bref les restes du quotidien du peuple.
Si l’historien peut espérer en améliorant ses outils arriver à une quasi-certitude ou du moins à un consensus sur une question (un peu comme les scientifiques pour le Big Bang), il n’en demeure pas moins qu’il y a dans l’histoire une « asymétrie » irréductible entre le passé et le futur et que l’historien se garde de toute prévision [excepté dans la saga de SF d’Isaac Asimov : Fondation, où Hari Seldon prévoit l’histoire des siècles à venir] contrairement aux scientifiques qui peuvent prédire la date des éclipses ou la météo des prochains jours. Selon Hegel, l’histoire ne nous donne qu’une leçon, à savoir qu’elle ne comporte pas de leçon.
Le deuxième problème est dû au fait que l’histoire est avant tout l’art de raconter une histoire. L’historien peut mener aussi loin que possible son enquête, réunir aussi rigoureusement que possible ses preuves, vient le moment de la conclusion, le moment où il va faire œuvre de synthèse, où il va aller plus loin que la banalité des faits, où il va se confronter à sa propre écriture, où il va raconter une histoire.
Fernand Braudel : « J’ai cru longtemps que l’historien expliquait sans juger. Je sais à présent qu’il n’en est rien ».
La Vérité
Vérité n’est ni véracité ni certitude.
Elle n’est pas la véracité, car la vérité se dit de la proposition, du jugement, de ce que l’on dit, c’est un caractère de la proposition, tandis que la véracité se dit de la qualité de la personne qui a l’intention de dire la vérité, qui parle en toute bonne foi. Bref une proposition est vraie, une personne vérace. Pour Kant, la véracité est un devoir de l’homme à l’égard de chacun.
Elle n’est pas la certitude. Celle-ci est un sentiment, celui de confiance absolue dont nous auréolons certaines de nos affirmations, de nos croyances. On voit bien que la certitude n’est nullement le signe de la vérité. Combien de fois étions-nous certains alors que nous étions dans l’erreur et doutions-nous alors que nous étions dans le vrai ? Logiquement, nous ne devrions avoir que des certitudes rationnelles c’est-à-dire n’être certains que lorsque nous avons l’évidence, c’est-à-dire lorsque nous voyons, nous touchons la vérité (évident = manifestement vrai pour tout homme que ce soit tout de suite (évidence immédiat-axiome) ou après démonstration (évidence médiate ou retardé – théorème). Or psychologiquement, notre certitude se fonde aussi sur des facteurs irrationnels (amour propre, espérance, mémoire). C’est là-dessus que se fondent le savoir et la croyance (tous deux donnant ce sentiment de certitude).
Il faut distinguer deux vérités, la vérité logique ou formelle et la vérité réelle.
La vérité formelle, c’est la proposition qui est la conclusion d’un raisonnement (ce qui est rare est cher ; un cheval bon marché est rare ; donc un cheval bon marché est cher). La conclusion « un cheval bon marché est cher » est une vérité formelle déduite nécessairement des définitions et axiomes posés comme point de départ et qui fera qu’il y aura autant de théorèmes différents qu’il y aura de systèmes d’axiomes différents . Or cette vérité formelle « un cheval bon marché est cher » n’est bien évidemment pas une vérité réelle. Ainsi la conclusion d’un raisonnement correcte est une vérité formelle, mais ne sera une vérité réelle que si les propositions point de départ sont elles-mêmes des vérités réelles.
La vérité réelle, c’est le caractère de la proposition qui est en accord avec l’objet.
On voit bien alors que la définition de la vérité va dépendre de la conception que l’on se fait, d’une part de cet accord, d’autre part de cet objet. C’est pour cela qu’il y a plusieurs conceptions de la vérité.
La définition traditionnelle
La vérité, c’est l’accord de la pensée avec la réalité, la proposition vraie est celle qui calque la réalité. Ici, donc, une vérité pleinement réelle, matérielle, absolue.
Mais où faut-il chercher la réalité ? Faut-il la voir dans le monde phénoménal ? Peut-on atteindre la réalité ? Le pouvoir de connaissance humaine va-t-il jusque-là ?
La définition de Kant
La vérité, c’est l’accord de la pensée avec le phénomène.
Exemple : « il pleut ». C’est vrai si à ce moment se joue le phénomène pluie. Mais ce phénomène est relatif à la constitution de l’esprit humain. J’ai raté mon permis de conduire parce que pour l’examinateur, il pleuvait et donc il voulait que j’active mes essuie-glaces alors que, moi, je n’en voyais pas la nécessité. La vérité étant liée au phénomène qui est un composé matière-forme n’est qu’à demi-réelle ou à demi-formelle.
La définition pragmatique (W. James)
Elle concerne les idées vraies ou fausses. Une idée vraie est celle qui ayant animé une action se vérifie par l’action lorsque celle-ci réussit. Cela concerne les affaires religieuses, morales ou la connaissance. Une idée devient vraie en réussissant pour l’homme.
L’idée religieuse vraie est celle qui, mise en pratique, nous réconforte, nous grandit, nous fait participer au divin. Exemple : les gens cessent de croire au polythéisme antique parce que les dieux patronnés par Jupiter paraissent brutaux et cruels, querelleurs et immoraux.
L’idée morale vraie, c’est-à-dire la règle d’action vraie, est celle dont la mise en pratique élargit notre esprit et notre cœur montrant ainsi qu’elle correspond aux fins de l’homme. Frédéric Rauh, l’expérience morale : « Comme toute réalité, un idéal moral a des signes objectifs par lesquels on juge de son existence, de sa force ».
La théorie scientifique vraie est celle qui, conçue et utilisée par l’esprit, permet à celui-ci de se faire une représentation commode et simplifiée d’un ensemble de lois et de phénomènes, de prévoir. C’est pour cela que des théories sont d’abord vraies puis fausses. Exemple le géocentrisme (la terre au centre de l’univers) cède la place à l’héliocentrisme (soleil au centre de l’univers) qui par la suite se révèle à son tour faux (le soleil n’est qu’un point d’une galaxie, elle-même n’étant pas au centre de l’univers).
Ainsi, dans tous les domaines des affaires humaines, il ne s’agit plus de l’accord entre la pensée et un objet de connaissance immuable et absolu, toujours insaisissable et dont nul ne peut dire même s’il existe, mais il s’agit du rendement d’une idée ou d’une représentation dans l’action humaine. Descartes était un pragmatique lorsqu’il disait qu’il faut « supposer même de l’ordre entre les éléments simples ne se précédant pas naturellement les uns les autres » ou lorsqu’il parle de « vérités éprouvées par l’action ». Cela a beau ne pas être la copie de la réalité, cela réussit. Le pragmatisme, c’est la vérité de l’homme.
Objection : Au lieu de dire qu’une idée est vraie parce qu’elle réussit, ne devrait-on pas dire plutôt qu’elle réussit parce qu’elle est vraie ? C’est un faux débat, car cela suppose que l’on puisse dire avant toute mise en pratique qu’une idée est vraie. Or, c’est justement ce que le pragmatique se refuse d’exprimer : tant qu’elle n’a pas été soumise à l’épreuve de l’action, une idée n’est ni vraie ni fausse.
Objection : la réussite peut résulter du mensonge : penser à l’effet placebo ; autre exemple : un médecin dit à un malade agonisant « vous allez guérir » et l’homme guérit. Encore une fois, c’est hors contexte. Pour le pragmatique, si le placebo réussit, c’est un médicament que l’on peut prescrire ; l’affirmation du médecin, tant que le malade n’était ni guéri, ni mort n’était, elle, ni vraie ni fausse, même si le docteur pensait le contraire de ce qu’il disait. En se réalisant, elle est devenue vraie !
L’imagination
La conscience a cette capacité fondamentale d’aller au-delà du réel vers le passé, le possible, le projet et même ce qui ne fut ni ne sera jamais que l’on appelle l’imagination. Pour le meilleur ou pour le pire ?
L’imagination, l’imaginaire a pour racine l’image, mais ce pouvoir de penser l’irréel ne se limite pas forcément à « avoir des images » dans l’esprit, cela désigne plutôt tout écart au réel. C’est donc une source essentielle d’erreurs « Si tu t’imagines, fillette, fillette, si tu t’imagines […], ce que tu te goures ! » et Pascal, le mathématicien, le rigoriste, la fustige avec vigueur.
Pascal, Pensée (1670) : « C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. […] Cette superbe puissance ennemie de la raison […] fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. Elle a ses fous et ses sages. […] Elle ne peut rendre sages les fous, mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte. Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante. Toutes les richesses de la terre [sont] insuffisantes sans son consentement. […] Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer ».
Mais l’imagination est aussi source d’invention, de dynamisme intellectuel, c’est elle qui conduit la pensée plus loin que la réalité, entraînant l’homme à penser l’irréel, à modifier le réel. Baudelaire – un poète, ce n’est pas un hasard – la magnifie.
Baudelaire, Curiosités esthétiques (1859) : « Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à toutes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au point de se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-même, et les hommes qu’elle n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de l’Évangile. […] C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le gouverne. Que dit-on d’un guerrier sans imagination ? Qu’il peut faire un excellent soldat, mais que, s’il commande des armées, il ne fera pas de conquêtes. Le cas peut se comparer à celui d’un poète ou d’un romancier qui enlèverait à l’imagination le commandement des facultés pour le donner, par exemple, à la connaissance de la langue ou à l’observation des faits. Que dit-on d’un diplomate sans imagination ? Qu’il peut très bien connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais qu’il ne devinera pas les traités et les alliances contenus dans l’avenir. D’un savant sans imagination ? Qu’il a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait être appris, mais qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées. L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini. »
L’imagination construit toujours, mais tantôt, elle se donne pour règle la fidélité au réel, tantôt elle se permet explicitement de le fuir, mais il n’est jamais bien loin, comme base de l’imaginaire. Dans tous les cas, elle permet de maîtriser le réel, d’accepter le réel.
Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées (1976) : « L’inconscient est la source du matériel brut et la base sur laquelle le moi édifie notre personnalité. […] sans les fantasmes qui nous donnent de l’espoir, nous n’avons pas la force d’affronter les adversités de la vie. L’enfance est l’époque où ces fantasmes ont besoin d’être entretenus. ».
L’imagination permet aussi de modifier, d’améliorer le réel, elle est une étape intermédiaire entre le problème et sa solution technique, il faut en effet imaginer la machine, le dispositif qui va résoudre le problème.
En conclusion, l’imagination est une fonction fondamentale de notre conscience qui permet de mettre de la distance avec le réel, c’est-à-dire de nous libérer du réel pour mieux le maîtriser (le fantastique pour interpréter le réel, mieux le comprendre : romans de science-fiction ou d’anticipation, mais aussi de pure fantaisie : loups-garous, vampires, monstres pour interroger notre nature et l’autre), le dépasser (la technique).
Le droit
Le droit correspond à l’ensemble des règles et normes qui organisent une société : « le droit, c’est ce qui est requis pour que le libre arbitre de chacun s’accorde avec celui des autres » (Kant).
Le fondement du droit
Dans la nature, il n’y a pas de droits, seulement des forces, chaque être vivant a autant de droits qu’il a de forces.
Spinoza, Traité théologico-politique : Tous « les poissons jouissent de l’eau et les grands mangent les petits en vertu d’un droit naturel souverain ».
Dans les sociétés humaines, en revanche, le droit est présent sous forme de lois, de codes, de traités, de règlements, voire de comportements socialement admis (péter en public est condamnable : il n’y a pas d’amende ou de peine de prison, mais des regards sombres, une réprobation du groupe).
Pourquoi cette différence ? Avoir des droits (et son pendant des devoirs) n’apparaît que pour gérer d’éventuels conflits avec autrui. Pour qu’il y ait conflit, il faut qu’il y ait volontés qui s’opposent, aussi il n’y a pas de droits si l’animal vit seul (il n’a pas non plus de devoirs sauf ceux imposés par l’instinct et la nécessité), si tous agissent par instincts (dans une fourmilière) ou en bande assez petite pour permettre une gestion collective (il n’y a pas de règle, mais chacun peut argumenter sa position et la collectivité – représenté éventuellement par le plus sage et/ou le plus fort – décide, son jugement est alors accepté par les deux parties ).
Or l’homme se définit par sa capacité de penser, donc d’exprimer une volonté personnelle, par sa capacité de communiquer donc de vivre en groupe, plus ou moins important, enfin pas ses faiblesses (singe nu) qui l’oblige à vivre en société. L’établissement de règles de vie en commun, c’est-à-dire de définir les droits et les devoirs de chacun, devient une nécessité pour éviter les conflits.
Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, 26 août 1789, article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits ».
Les droits, en général, correspondent à des possibilités d’agir (droit de penser, de manifester, etc.), la loi, au contraire, limite nos libertés tout en les consolidant (en principe). C’est le principe de cet article de la Déclaration qui définit la liberté en la restreignant. Il en est de même du mot « droit » qui affirme ce que peut faire un homme en limitant ses actes : tout ce qui n’est pas dans la loi est autorisé.
L’idéalisme : la théorie du droit naturel
Le droit est inscrit dans la nature de l’homme, animal raisonnable autant que politique, donc intemporel et universel, dont nos lois et règlements seraient une approche ou une caricature. Elle relève de l’éthique et s’oppose aux lois qui constituent les droits positifs, c’est-à-dire inscrits dans des codes édictés par ceux qui nous gouvernent.
Kant : « Le droit a un fondement rationnel a priori, rien en lui de contingent ni de changeant, c’est une idée, non un fait ».
Ce droit est universel, inviolable et inaliénable.
Universel, car attaché à la nature humaine et qu’un homme ne saurait être plus ou moins homme qu’un autre homme. Ceci est consacré par la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Inviolable, c’est à dire exigible et défendable par la force. La constitution française reconnaît le droit à l’insurrection, au refus d’appliquer une loi inique. Il peut être revendiqué au tribunal contre les lois mêmes de la nation : par exemple, une aide humanitaire.
Inaliénable, c’est-à-dire qu’on ne peut pas le céder. Les prisonniers ont des droits ! Même le plus épouvantable des bouchers. On ne peut abdiquer ses droits. Pour certains Grecs, un esclave cessait d’être un homme puisqu’il était soumis à la volonté de son maître. Aujourd’hui, on considère plutôt que l’esclavage est un crime contre l’humanité, plutôt que de considérer qu’un esclave n’est pas un homme !
Remarque : Le « droit naturel » est théorique, le droit réel ou écrit ou positif est le seul existant, il est défini et garanti par la constitution, les lois et règlements, qui change d’un pays à l’autre, d’une cité à l’autre, d’une époque à une autre. Ce droit réel peut évoluer au gré des circonstances économiques, techniques, etc. Le droit naturel sert seulement de boussole, de référent (encore faudrait-il le préciser, le traduire en lois qui seraient acceptables et ne pas rester dans des considérations générales) et on dira que le droit dans tel pays régresse lorsque le droit effectif s’éloigne un peu plus du droit naturel.
Objection : À ce droit naturel qui s’oppose aux droits effectifs, plusieurs philosophes ont souligné que ce droit conduirait à un état d’anarchie et que ce sont les droits positifs qui en le limitant lui permettent d’exister, en particulier qu’il ne saurait y avoir de droits sans devoirs.
Kant : « le droit est le pouvoir de faire son devoir ».
Objection : on distingue dans les droits ceux de l’être humain et ceux du citoyen. Il y a un débat franco-français entre les tenants de la formulation anglo-saxonne « human rights » (droits humains) et ceux de « droit de l’homme ». Pour les premiers, la formulation française est sexiste, pour les seconds la référence à l’être humain exclue la dimension civique que contient leur formulation posant ainsi la question : est-ce que les droits civiques font partie ou non des droits naturels donc universels ?
Le réalisme : le droit comme arme du plus fort
Voici ce que je lis dans mon cours : « Un homme de bon sens pensera qu’il y a un droit attaché à la personne humaine et que le droit réel n’est en chaque cité que la consécration grossière ou caricaturale de ce droit naturel, primitif. Or certains disent le contraire. Pour eux, c’est le droit réel qui est primitif, c’est-à-dire premier chronologiquement ou même qui serait le seul existant. Examinons ce langage étrange et demandons où ce droit réel trouverait dès lors son origine et quelle serait sa nature. La force contient le droit comme une grosse boîte une petite boîte. Max Stirner dit “celui qui a la force a le droit”. Bref c’est la fable du loup et de l’agneau et l’on nomme cette thèse réaliste parce qu’elle prétend rendre compte de la nature des choses.
1re critique : la thèse est fausse, car même dans les sociétés primitives, ce n’est pas seulement la force qui règne, elle ne s’impose, elle n’impose que lorsqu’elle prend habilement l’aspect du droit, c’est-à-dire lorsqu’elle s’auréole de mystère, de sainteté, de sacré. Il s’est toujours agi de légitimer la force : la monarchie de droit divin, le jugement de Dieu. Et puis on voit toujours le plus fort mettre sa force au service du droit. Bref Rousseau fait remarquer que “le plus fort n’est jamais assez fort s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir”, s’il ne s’arrange pas pour que les gens s’imaginent que c’est par obligation morale et non par crainte qu’ils obéissent.
2e critique : Rousseau montre que la thèse est contradictoire. En effet, si le droit, c’est la force alors le droit cesse d’être le droit aussitôt que le plus fort n’est plus le plus fort.
Conclusion : ne pas confondre le règne de la terreur avec le règne du droit. Il convient de renverser l’ordre analytique : c’est le droit qui est la seule force authentique, c’est lui qui contient la force et non l’inverse. Ainsi lorsque l’on veut faire du droit réel un droit primitif, on ne lui trouve pas de fondement vraisemblable. Il est manifeste qu’il y a d’abord le droit naturel et que le droit réel n’est que la concrétisation ou la caricature et parfois même un carcan qui étouffe le droit naturel. »
Je suis très choqué en relisant ces lignes, car ou M. Chambellan, mon professeur, semble ignorer ce qu’il enseigne ou il a volontairement caricaturé une position philosophique pour la rejeter et « nous faire gober son coup du droit naturel ».
La thèse réaliste en effet n’est en rien la thèse du « droit du plus fort », thèse qui est effectivement facile à rejeter. Si c’était le cas, la loi changerait au gré des humeurs de ce dernier (pas même besoin qu’il perde sa force). Un peu comme ces parents qui disent « oui » un jour puis « non » le lendemain, revenant sans explication sur leurs décisions, et quand leurs enfants protestent, paf ! Que deviendrait une telle famille ? Que deviendrait même l’autorité de ces parents ? Très vite s’installerait l’anarchie, car que l’on obéisse ou pas, paf !
Dans la thèse réaliste, l’injustice est effectivement à la source du droit : les hommes ont mesuré les avantages et les inconvénients à commettre l’injustice (s’emparer des biens d’un être plus faible, c’est craindre qu’un autre plus fort ne s’empare des vôtres) et le plus fort définit le droit afin d’avoir le plus, tout en évitant d’être, à son tour, spolié par plus fort.
Notons que c’est bien le plus fort qui définit le droit à son avantage.
Bismarck : « La force prime le droit ».
La loi étant édictée à un instant t, on peut facilement imaginer qu’elle fixe le rapport de forces à cet instant, favorisant le puissant par rapport au faible, lui permettant aussi de maintenir son pouvoir dans le futur, la loi lui permettant d’assurer la paix sociale. Ainsi, dans nos sociétés, les loups ont réussi à convaincre les agneaux qu’ils devaient accepter d’être mangés sans autre forme de procès.
Rousseau : Le fort est « partout armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois ».
Sartre, Cahiers pour une morale : « L’homme qui établit le droit ressemble à celui (clown ou enfant) qui, ayant battu son camarade, lève le doigt et dit “pouce” quand celui-ci veut le battre à son tour ».
Pascal : « Ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fut fort, on a fait que ce qui est fort fut juste ».
Ricœur, Histoire et vérité (1955), décrit bien ce phénomène où un pouvoir s’installe par la force, puis se légitime pour être durable :
« On dit beaucoup de mal du machiavélisme, mais si on veut prendre au sérieux, comme il se doit, Le Prince, on découvrira qu’on n’élude pas aisément son problème qui est proprement l’instauration d’un nouveau pouvoir, d’un nouvel état. Le Prince, c’est la logique implacable de l’action politique, c’est la logique des moyens, la pure technique de l’acquisition et d’une conservation du pouvoir. Ainsi Machiavel posait le vrai problème de la violence politique, qui n’est pas celui de la vaine violence, l’arbitraire et la frénésie, mais celui de la violence calculée et limitée, mesurée par le dessein même d’instaurer un état durable. Sans doute peut-on dire que, par ce calcul, la violence inspiratrice se met sous le jugement de la légalité instaurée […]. Ainsi sont nés toutes les nations, tous les pouvoirs et tous les régimes.
Et Hume, Traité de la nature humaine (1764), rajoutera que « les gouvernants n’ont pas de meilleur fondement pour leur autorité que celui de la possession présente ».
La raison d’être d’un état est de mettre fin à la violence entre les individus en édictant des lois et en les faisant respecter. La remise en cause d’un gouvernement établi en créant de la violence ne peut qu’être condamnable (à moins de réussir et donc d’être absous par le futur pouvoir). Comme le dit Pascal, Pensées (1669), « car la guerre civile est le plus grand des maux ».
Ainsi, contrairement à ce qui est écrit dans mon cours, la remarque sur les sociétés primitives, sur la royauté, sur la force s’affichant au service du droit, loin d’être des objections à la thèse réaliste sont en réalité des arguments pour soutenir cette thèse. Quant à la seconde critique, celle de Rousseau sur le droit qui cesse d’être le droit, elle critique « la loi du plus fort », pas la thèse réaliste. De plus, elle est basée sur l’idée que le droit est universel et éternel, c’est-à-dire sur l’idée d’un droit naturel (lié à la nature de l’homme). L’argument n’a donc pas de valeur, puisque dans la thèse réaliste, le droit peut bien entendu changer, que cela n’a rien d’aberrant. Bref trancher entre deux thèses, celle du droit naturel et celle réaliste, en utilisant la première pour critiquer la deuxième me semble logiquement douteux. On notera que la critique que je fais de la loi du plus fort se situe à l’intérieur même de ce schéma et essaie de le rejeter en montrant son incohérence : le plus fort souhaite se faire obéir, mais il obtient l’effet contraire s’il ne fait usage que de sa force.
Objection : Les lois ne sont pas immortelles et un changement du rapport des forces peut provoquer de nouvelles lois (Cf. Les grandes grèves de 1936, mai 68, etc.). Aussi, les lois ne « fixent » pas un rapport de forces, elles fonctionnent plutôt comme amortisseur.
Remarque : si le faible est soumis à la loi, le fort l’est aussi. Ainsi, même injustes, elles protègent les plus démunis : les lois sur l’esclavage comportèrent des obligations pour les maîtres ; des lois, aujourd’hui totalement injustes, sexistes, racistes étaient en leur temps des avancées. En s’appuyant sur les maigres droits que lui concède le puissant, le faible ne peut-il progresser ? C’est en s’appuyant sur les lois anglaises et sur le peu que lui laissèrent les Britanniques que Gandhi parvint à obtenir l’Indépendance. C’est aussi en se revendiquant d’un autre droit que celui octroyé par les lois. Gandhi parle de « la force de la vérité », cette force qui consiste à avoir raison et donc à être dans son droit (le droit naturel des hommes).
Synthèse : le droit comme contrat social.
On retrouve l’idée précédente, avec une petite nuance : les deux parties sont demandeurs de ce pacte et ont besoin l’un comme l’autre qu’il soit tenu. Le plus fort devra donc faire des concessions, se montrer malin ou être très supérieur aux autres pour le faire accepter (toutefois, il a des cartes maîtresses). Il ne peut plus l’imposer.
Par ailleurs, il existe un droit naturel (ou du moins un consensus large sur un certain nombre de valeurs) et, en y faisant référence, le fort va obtenir plus facilement le consentement du plus faible. Dans une certaine mesure, ce droit naturel fait partie du rapport de force et joue en faveur du plus faible.
Ainsi, le contrat se doit d’être « équitable » soit qu’il traite tout le monde de façon uniforme (par exemple, on défend la propriété privée [principe universel], même si cela avantage ceux qui possèdent aux dépens des autres) soit qu’il impose des devoirs aux uns et aux autres (le paysan doit servir le seigneur, charge à ce dernier de le protéger).
Ainsi, en acceptant de se plier aux lois qui concernent les petits autant que les puissants, les hommes évitent la confrontation et renforcent leur société, ce qui, pour les uns et les autres, est primordial. Ainsi le droit est avant tout un refus de la violence.
Mais pour autant, peut-on, doit-on utiliser la violence pour faire évoluer le droit ? Le droit peut-il évoluer sans violence ? Les avis sont partagés.
Pour certains, si le droit a pour fin d’évacuer la violence, il est inconcevable que la violence puisse instaurer le droit. Ainsi Kant applaudit à 1789, mais condamne 1793 qui, par sa violence, ruine le droit qui instaurait l’État. Sartre affirme que « le droit est un refus absolu de la violence ».
En réalité, nous avons souligné que si le pacte social dont est issu le droit est une nécessité qui s’impose à tous, les termes de ce pacte qui définissent les droits sont dictés par une confrontation entre les différentes parties et sont donc le résultat d’une violence antérieure. Pour faire évoluer le droit, on peut le faire de l’intérieur, à travers des jugements soit le faire de l’extérieur par une violence révolutionnaire. Les syndicats utilisent souvent les deux méthodes : le conflit social (violence) et le recours à la justice pour faire appliquer la loi et faire évoluer cette loi en obligeant les juges à la préciser.
La Justice
La justice est une entité morale supérieure, une vertu universelle qui doit guider les actions des hommes au sein de la société, c’est elle qui impose à l’État de faire respecter la loi. Dans le meilleur des mondes, le droit serait en totale concordance avec la justice et même, puisque tout le monde serait vertueux, il n’y aurait pas nécessité de codifier ce qui est juste donc le droit n’existerait pas, mais le sentiment du juste et de l’injuste resterait.
La justice c’est aussi la structure, police, tribunaux, que l’état a mis en place pour faire respecter le droit, mais c’est aussi la vertu qui consiste dans le combat pour le droit de chacun , et c’est cette justice-là (de jus : le droit) qui, ici, nous intéresse. Être juste, c’est vouloir le droit et en particulier le droit d’autrui, c’est vouloir « positivement » le droit, c’est-à-dire faire un effort, se renseigner, s’engager pour rendre et faire rendre à chacun ce qui lui est dû (cf. Zola, J’accuse). La formulation de l’homme juste ne se fait pas en négatif, ce n’est pas celui qui ne nuit à personne, qui n’a ni volé, ni tué, ni fait de tort, mais c’est celui qui s’engage et se compromet.
Platon (380 av. J.-C..) : « Mais la plus belle et la plus haute des formes de la sagesse est celle qui s’emploie à l’organisation des villes et des familles. On la nomme Prudence et Justice ».
C’est que Platon y voyait non une force psychologique, mais une force d’origine transcendante. La Justice, c’était pour lui l’harmonie universelle sous la direction de l’idée de bien. Pourtant dans sa fable l’anneau de Gygès , il prétend prouver que personne n’est juste volontairement, mais par contrainte : “celui qui se croit capable de commettre l’injustice [sans être pris] la commet”.
Division de la Justice
La tradition emprunte sinon le sens du moins le vocabulaire aristotélicien et distingue la justice commutative et la justice distributive.
La justice commutative (du latin commuto=j’échange), que St Thomas appelle rectificative, règle les échanges, selon le principe de l’égalité arithmétique, entre des personnes elles-mêmes considérées comme égales. La justice commutative ignore les différences entre les individus et donne à chacun la même part. Elle préside aux échanges commerciaux. Par exemple la personne qui dépense cent sous pour un objet est en droit que cet objet, qui vaut cent sous, lui soit remis. Si une blessure est infligée, la victime est en droit de demander réparation.
La justice distributive se préoccupe de la valeur respective des personnes et de leurs mérites inégaux, elle établit une équivalence entre choses et choses. La justice distributive est une justice au mérite, selon l’effort de chacun.
La justice distributive est, selon Aristote, la « première espèce de la justice particulière qui s’exerce dans la distribution des honneurs ou des richesses ou des autres avantages qui peuvent être répartis entre les membres d’une communauté politique. »
Elle repose sur l’égalité proportionnelle, elle distribue selon le mérite, faisant cas des inégalités entre les personnes. Aux personnes inégales, des parts inégales. Cela pourrait correspondre à la différence de salaire entre un cadre et un OS ou au contraire désigner la notion de justice sociale qui a pour but de réduire les inégalités matérielles.
Aristote déclara ainsi : « Il n’y a pas de pire injustice que de traiter également des choses inégales. » Cette vision de la justice propre à Aristote semble correspondre à la déesse de l’Antiquité romaine Aequitas, qui en latin signifie « équité » : un partage équitable n’est pas forcément un partage à égalité.
L’état
La base du contrat social est d’assurer la liberté de chacun. Il faut (Rousseau) trouver « une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ».
Dans l’utopie de Rousseau, la société fait apparaître une volonté générale, dépassant les individus, auxquels chacun est astreint à obéir sans toutefois que cela limite sa liberté, parce que chacun s’astreint volontairement à le faire.
Dans les sociétés primitives (ou de petites tailles), c’est le cas : il n’y a pas de droit, il n’y a pas d’État, mais une régulation des conflits entre les individus ou des groupes de personnes par la communauté. La vertu remplace le droit. Pourquoi édicter des règles si chacun sait ce qu’il a à faire ?
P. Clastres, La Société contre l’État (1974) : « Il n’y a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n’est pas un chef d’État. Essentiellement chargé de résorber les conflits qui peuvent surgir entre individu, famille, lignage, etc., il ne dispose pour rétablir l’ordre et la concorde, que du seul prestige que lui confère la société. Mais le prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacificateur se limitent à l’usage exclusif de la parole […], car la parole du chef n’est pas force de loi […] La propriété essentielle (c’est-à-dire qui touche à l’essence) de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’autonomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulue par la société ».
Quand la collectivité grandit apparaît la nécessité d’un organe de pouvoir politique, l’État, distinct du corps social, situé au-dessus des individus ou des groupes, ayant pour but d’arbitrer les différends, d’édicter des règles et de les faire appliquer.
T. Hobbes, Léviathan (1971) : « La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et les torts qu’il pourrait se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, où a une seule assemblée, qui pourrait qu’il puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. […] Il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun disait à chacun d’eux : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui ai abandonné mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière ».
Il s’agit donc en créant l’État pour défendre nos libertés de lui céder une partie de ces libertés :
Locke, Traité du gouvernement civil [1690] : « Cependant, quoique ceux qui entrent dans une société remettent l’égalité, la liberté, et le pouvoir qu’ils avaient dans l’état de nature, entre les mains de la société, afin que l’autorité législative en dispose de la manière qu’elle trouvera bonne, et que le bien de la société requerra ; ces gens-là, néanmoins, en remettant ainsi leurs privilèges naturels, n’ayant d’autre intention que de pouvoir mieux conserver leurs personnes, leurs libertés, leurs propriétés ».
Deux problèmes majeurs apparaissent :
• Comment s’assurer que l’État est bien au service de la collectivité et non entre les mains d’une partie de la société civile ? qu’il prend des décisions neutres par rapport à chaque individu ?
• Pour appliquer ses décisions, pour être efficace, l’État a besoin d’user de violence physique : c’est le pouvoir de coercition et de contrainte. Weber (Le savant et le politique –1919) parle au sujet du gouvernement de « monopole de la violence physique légitime ». Jusqu’à quel point doit-on accepter une telle violence ? La seule violence légitime est celle de la légitime défense, sinon êtes-vous sûr d’avoir opté pour donner à d’autres le droit de vous maltraiter ? Jusqu’à quel point l’État ne remet-il pas en cause notre liberté ?
La réponse à la première question a été traitée plus haut lorsque l’on a écrit que le droit était un instantané d’un rapport de force. L’état est donc issu de ce rapport de force et ne peut donc représenter la société dans son ensemble. Il y a un conflit permanent entre la société civile qui gère l’économie, la culture et qui est extrêmement mouvante et sa représentation politique qui fluctue moins (de par son principe) et qui a prétention à réguler la société civile.
Mais beaucoup de philosophes ont défendu un état idéal (Hegel : « L’état est le domaine du rationnel en soi et pour soi », « son domaine est celui de l’Universel ») en s’accrochant à l’idée d’un gouvernement au-dessus des individus, des groupes, des partis, au-dessus des intérêts particuliers.
Pour Spinoza (1670), le but de l’État n’est pas « de faire passer les hommes de la condition d’être raisonnable à celle de brut de brut ou des tomates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions […] La fin de l’État est donc en réalité la liberté » et il conçoit même que si l’État contredit la Raison, les hommes puissent contester (poliment, sans violence) une décision étatique : « C’est donc seulement aux droits d’agir par son propre décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger […] il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu’il n’aille pas au-delà de la simple parole ou de l’enseignement, et qu’il défendre son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine ».
Cependant, accepter d’abandonner ses libertés au nom de la défense « problématique » de la liberté de tous, n’est-ce pas accepter de soi-même la servitude :
La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1553) : « Et pourtant ce tyran, seul, il n’est pas besoin de le combattre ni même de s’en défendre, il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à la servitude. Il ne s’agit pas de rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner. Qu’une nation ne fasse aucun effort, si elle veut, pour son bonheur, mais qu’elle ne travaille pas elle-même à sa ruine. Ce sont donc les peuples qui se laissent, ou plutôt se font garrotter, puisqu’en refusant seulement de servir il brisera leurs liens. C’est le peuple qui s’assujettit et se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être libre, repousse la liberté et prend le joug, qui consent à son mal ou plutôt le pourchasse » ?
Les marxistes rejettent une telle conception de l’État en rappelant que cet organe est partie intégrante de la société, que celle-ci est divisée en classes sociales et cela se reflète au niveau des gouvernements, des lois, etc. Paradoxalement, pour lutter contre la division en classes sociales, ils rêvent d’un État qui s’attribuerait l’activité économique et la gestion sociale pour ne pas les laisser entre les mains d’une partie de la société civile.
Engels, Anti-Dühring (1877) : « Le prolétariat s’empare du pouvoir d’État et transforme les moyens de production d’abord en propriété d’État. Mais par là, il se supprime lui-même en tant que prolétariat, il supprime toutes les différences de classe et oppositions de classes et également l’État en tant qu’État. La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’État, c’est-à-dire, dans chaque cas, d’une organisation de la classe exploiteuse pour maintenir ses conditions de production extérieures, donc surtout pour maintenir par la force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production existant (esclavage, servage, salariat). […] Quand il (l’État) finit par devenir effectivement le représentant de toute la société, il se rend lui-même superflu. […] Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société – la prise de possession des moyens de production au nom de la société, – est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. L’intervention d’un pouvoir d’État dans des rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’État n’est pas “aboli”, il s’éteint ».
Le fait religieux
Il faut faire la différence entre l’étude des religions et celle du fait religieux. Dans le premier, on s’intéresse à ce que proposent les différents cultes, les doctrines, les rites, leur adaptabilité avec le monde moderne et la critique que l’on pourrait en faire nous conduirait à rejeter l’ensemble des religions ou à en choisir une comme préférable aux autres, celle qui correspondrait le plus à notre éthique, à notre conception de l’homme et de la nature. Ce n’est pas notre propos, on se placera plutôt dans le deuxième cas et on s’interrogera sur leur existence, leur apport, leurs rites, les traits qui les font parentes malgré leur diversité.
Le fait religieux semble bien être une composante des sociétés humaines, on la trouve dans toutes les civilisations (on a des traces de rites même là où il n’existe plus d’écrits), même si on ignore quand il est apparu. Cela veut-il dire que la religion soit un constituant de la nature humaine ? La réponse serait positive s’il y a dans toutes les religions un certain nombre d’éléments communs. Est-ce le cas ?
Le terme latin religio renvoie à l’idée de « lien ». Lien de l’homme et de(s) Dieu(x) ? Lien des hommes entre eux ou des hommes avec la nature à travers le (ou les) Dieu(x) (le lien) ou trace d’un rite ancien avec un lien matériel ? Peu importe, le fait religieux dépasse la réflexion sur l’existence ou non de Dieu, il s’agit effectivement de regrouper des hommes, de créer une « famille » par la croyance, comme les notions de cités, de pays (au sens de territoire habité, d’entité géographique et humaine, cela peut-être une ville, une région ou un pays). Cela permet de regrouper, mais, malheureusement aussi d’exclure.
L’apparition de la religion dans toutes les civilisations s’explique aisément par le statut particulier de l’homme, animal pensant, dans un univers matériel. La religion traduit ce sentiment de révérence craintive face aux mystères de l’Être, d’effroi aussi devant son immensité. Dieu est peut-être le moyen qu’ont trouvé les hommes pour apprivoiser l’univers, en remplissant l’univers de conscience.
Otto, le Sacré (1917) : « Considérons ce qu’il y a de plus intime et de plus profond dans toute émotion religieuse intense qui est autre chose que foi au salut, confiance ou amour, ce qui, abstraction faite de ces sentiments accessoires, peut à certains moments remplir notre âme et l’émouvoir avec une puissance presque déconcertante ; poursuivons notre recherche en nous efforçant de le percevoir par la sympathie, en nous associant aux sentiments de ceux qui, autour de nous, l’éprouvent et en vibrent à l’unisson ; cherchons-le dans les transports de la piété et dans les puissantes expressions des émotions qui l’accompagnent, dans la solennité et la tonalité des rites et des cultes, dans tout ce qui vit et respire autour des monuments religieux, édifices, temples et églises : une seule expression se présente à nous pour exprimer la chose ; c’est le sentiment du mysterium tremendum, du mystère qui fait frissonner. Le sentiment qu’il provoque peut se répandre dans l’âme comme une onde paisible ; c’est alors la vague quiétude d’un profond recueillement ».
On voit ici que la religion est, avant tout, poésie !
Ce sentiment de sacré, ce « numineux » (du latin numen : la divinité), n’est en réalité offert qu’à quelques-uns. Pour Levinas, c’est un sentiment archaïque, lié à des religions primitives (religions antiques, mais on songe aussi au Vaudou et aux possessions).
Levinas, Difficile liberté (1963) : « Le judaïsme a désensorcelé le monde, a tranché sur cette prétendue évolution des religions à partir de l’enthousiasme et du sacré. Le judaïsme demeure étranger à tout retour offensif de ces formes d’élévation humaine. Il les dénonce comme l’essence de l’idolâtrie ».
C’était aussi la position de l’église catholique qui, au Moyen Âge, fit la chasse aux malheureux possédés, aux mystiques. Cela perdure : sectes, mouvement religieux atypique (en Amérique avec des prédicateurs, en Inde avec des ashrams, etc.).
Le fait religieux, en réalité, n’est pas cette extase mystique, encore que celle-ci, par l’exemple donné, peut la renforcer, c’est avant tout une structure (le clergé) pour accompagner la communauté, la diriger, interpréter les desiderata de Dieu, ce sont aussi des rites, que ce soient des rites de soumission ou d’adoration ou les deux à la fois.
Ces dernières jouent un rôle important pour témoigner de son appartenance à un groupe, beaucoup moins pour affirmer sa foi, elles marquent les étapes de la vie (rites de passage à la naissance, à l’enfance, à l’adolescence, à l’entrée dans le monde adulte et lors du décès). On pourrait aussi citer comme exemple le salut au drapeau, les chants patriotiques, le bizutage pour bien montrer que les rites fondent le groupe qu’il soit religieux ou non.
Un dieu ou plusieurs ? Certains considèrent que les religions ont d’abord été polythéistes avant de devenir monothéistes (les hommes ont divinisé pour expliquer la nature, puis une réflexion plus mature aurait fait prévaloir l’idée d’un être unique responsable de tout), d’autres au contraire essaient de montrer que derrière les dieux aux divers visages se cachent une unité, un principe suprême : Jupiter pour l’Olympe, Vishnou pour les hindous, etc. A contrario, les chrétiens ont multiplié les saints et préfèrent de loin s’adresser à eux ou à Marie plutôt qu’à Dieu .
Comme les religions servent à apprivoiser la nature, une caractéristique commune à toutes sera la présence de mythes. La vérité mythique explique pourquoi l’homme, pourquoi il est mortel, sexué, pourquoi il doit travailler. Les mythes ne se situent pas tous en dehors de l’histoire, Moïse, Jésus, Mahomet, Siddharta sont des personnages « historiques ».
Une pratique religieuse commune à de nombreuses religions est celle de la magie. Elle s’oppose à une pratique plus éthique de la religion, car la magie, au fond, c’est contraindre Dieu à faire des choses non naturelles, qu’il ne voulait donc pas faire, contrairement aux miracles qu’il décide sans qu’on ne lui demande rien et le religieux, éthique, ne peut espérer que, s’il fait de son mieux, Dieux lui accordera un miracle. Le combat entre ces deux conceptions est rude, mais comme la superstition, la magie se maintient et les prêtres sont souvent appelés à faire des gestes rituels (bénédiction, désenvoûtement) qui sont autant d’actes magiques.
Kant, La religion dans les limites de la simple raison (1793) : « On peut ramener toutes les religions à deux : celle qui recherche des faveurs (religion de simple culte) et la religion morale, c’est-à-dire celle de la bonne conduite. D’après la première, l’homme se flatte que Dieu peut bien le rendre éternellement heureux […] sans qu’il ait autre chose à faire qu’à l’en prier. [Dans la religion morale], il doit employer sa disposition originelle au bien, pour devenir meilleur, il peut alors espérer que ce qui n’est pas en son pouvoir sera complété par une collaboration d’en haut ».
Pour Kant, en effet, il n’est pas essentiel, ni par suite nécessaire à quiconque de savoir ce que Dieu fait ou a fait pour son salut, mais bien de savoir ce que lui-même doit faire pour se rendre digne de ce secours.
Si la différence entre religion et philosophie est claire dans les cas extrêmes, elle est plus ténue qu’on ne le croit puisque l’une et l’autre prônent une sagesse. Pour le philosophe, la religion lui apporte des symboles, des concepts qu’il peut à loisir développer, contredire : l’humanisme et l’individualisme (pas l’égoïsme) sont issus du christianisme qui a privilégié le rapport de Dieu à l’homme plutôt qu’à un peuple, une nation.
Le Bouddhisme est considéré comme une religion sans Dieu, puisque ce qu’apporte Siddharta (qui est un homme), c’est la notion d’éveil. S’il montre la voie, c’est en tant qu’homme ayant médité sur la vie et la mort. Bien sûr, après sa mort, il est vénéré comme un dieu, sa vie est surchargée de merveilleux.
D’une certaine manière, la religion oblige à une réflexion sur la nature, l’univers. Cette méditation sur la foi tend à purifier le contenu de la croyance, à en mesurer les insuffisances, à former de Dieu une image plus profonde que la première approche. C’est une critique interne qui peut aboutir aussi bien sur une foi plus riche que sur un athéisme conciliant ou un rejet de toute religion. Pour beaucoup, la philosophie athée ou agnostique est le prolongement de la religion.
Freud, L’avenir d’une illusion (1932) : « Ainsi je suis en contradiction avec vous lorsque, poursuivant vos déductions, vous dites que l’homme ne saurait absolument pas se passer de la consolation que lui apporte l’illusion religieuse, que, sans elle, il ne supporterait pas le poids de la vie, la réalité cruelle. […] Sans aucun doute l’homme alors se trouvera dans une situation difficile ; il sera contraint de s’avouer toute sa détresse, sa petitesse dans l’ensemble de l’univers. Il ne sera plus le centre de la création, l’objet des tendres soins d’une providence bénévole. Il se trouvera dans la même situation qu’un enfant qui a quitté la maison paternelle, où il se sentait si bien et où il avait chaud. Mais le stade de l’infantilisme n’est-il pas destiné à être dépassé ? L’homme ne peut pas éternellement demeurer un enfant, il lui faut enfin s’aventurer dans l’univers hostile ».
Pour certains, la religion n’est rien d’autre qu’un mélange de poésie et de philosophie, de merveilleux et de sagesse.
Alain, les Arts et les Dieux (1953) : « La religion consiste à croire par volonté, sans preuve et même contre les preuves, que l’esprit, valeur suprême et juge des valeurs, existe sous les apparences et même se révèle sous les apparences pour qui sait l’histoire. Il y a des degrés dans la religion. La religion de l’espérance veut croire que la nature est bonne au fond (panthéisme). La religion de la charité veut croire que la nature humaine est bonne au fond (culte des héros). La religion de la foi veut croire à l’esprit libre et s’ordonne d’espérer en tout homme (égalité) et aussi de ne point croire que la nature ait des projets contre nous ».
Pour résumer, disons que le fait religieux est consubstantiel à l’homme, qu’il a été nécessaire à son développement pour atténuer ses angoisses. Peut-il être, doit-il être, dépassé ? Dans une certaine mesure, les religions elles-mêmes rejettent les aspects les plus archaïques (magie, rites) ou les pratiquent sans y croire pour se tourner vers une religion plus morale. Reste le problème du clergé, de toutes ces personnes, indispensables au culte, indispensables pour dispenser le lien entre coreligionnaires qui est la raison d’être de toutes religions, et qui, par leur fonction, ont pouvoir sur leurs coreligionnaires. Leur échapper ? Redonner à la religion un caractère purement spirituel, lui redonner le sens d’un lien avec la nature, Dieu(x) et les autres, éliminer ainsi la critique la plus forte, est-ce l’avenir ? Est-ce réellement possible sans dénaturer le fait religieux ? Je ne puis y répondre, ayant fait d’autres choix.
D. Hervien-Léger, la Religion pour mémoire (1993) cite le témoignage d’un jeune ingénieur : « Tout le monde qui m’entoure a un sens religieux, tout ce qui arrive, tous les événements ont une signification religieuse. Mais c’est un sens pour moi. C’est à chacun de le découvrir, en fonction de son expérience personnelle propre. C’est à moi qu’il revient de discerner le sens qui m’est donné à travers ma vie de tous les jours, selon l’inspiration que me donne l’Esprit, et avec l’aide de ma communauté dans laquelle je partage mes expériences ».
La responsabilité
Définition
Être responsable, c’est avoir à répondre de ses actions ou intentions devant une autorité quelconque (qui peut être soi-même) qui, pour une raison quelconque, me demande des comptes.
On notera que l’on est responsable du bien comme du mal.
Les diverses formes
Il y a autant de formes de responsabilités que d’autorités différentes qui me demandent des comptes. Il y a des responsabilités objectives (l’autorité est autre que moi) qui peuvent être socialement organisées (devant la loi) ou diffuses (opinion publique, foule), des responsabilités posthumes (devant Dieu, s’il existe, mais surtout face à la postérité qui distribue éloges ou mépris) et des responsabilités subjectives (l’autorité c’est moi-même). Dans ce dernier cas, les sanctions morales sont la honte, le remords ou la satisfaction personnelle, la paix de l’âme.
Mais que dit le législateur sur la responsabilité (forcément, dans ce cas, délictuelle) : il doit y avoir un lien de causalité entre le fait générateur et le dommage occasionné. Bien que l’exigence d’un rapport de causalité ne soulève guère de difficulté dans son énoncé, sa mise en œuvre n’en est pas moins éminemment complexe, la question se posera, en effet, au juge de savoir quel fait retenir parmi toutes les causes qui peuvent très nombreuses et de nature très différente qui ont concouru à la production du dommage d’où ces nombreux procès (contamination à l’amiante, pesticide, etc.) où il est très difficile de montrer que le fait est une cause et une cause suffisamment importante du dommage. Notons que l’on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde » (Instituteur, parents, etc.) .
La punition
Qui dit responsabilité, dit sanctions et se pose la question du pourquoi des sanctions, pourquoi la société punit-elle ? Trois théories très différentes dans leur principe essaient de légitimer, d’expliquer les sanctions sociales. Ce sont la théorie de l’expiation, celle de la prévention et celle de la réparation :
L’expiation
Principe : le coupable est puni parce qu’il a fauté. Autrement dit, on pense que par sa souffrance, l’homme puni rachète le mal qu’il a fait. C’est une explication très ancienne, où lorsqu’un crime était commis, Dieu était furieux et, pour l’apaiser, on lui offrait le coupable en expiation. L’important n’était pas tant de punir le coupable que de calmer la colère divine et à la cité de reprendre sa vie paisible . Dans certains cas, celui qui accomplissait cette fonction sociale n’avait pas besoin d’être le coupable, on parle alors de bouc émissaire : La Fontaine s’en fait l’écho dans Les animaux malades de la peste.
De nos jours encore, quand un délit est commis, tout se passe encore comme s’il y avait un malaise dans la conscience collective, un scandale public qui s’arrête lorsque le coupable est arrêté, voire puni. C’est en ce sens que la punition correspond toujours à une expiation.
La prévention
Principe : le coupable est puni pour qu’il ne faute plus ou pour qu’il n’y ait plus de faute.
Cette théorie, plus récente, a été avancée par des criminalistes italiens dont le chef de file était Lombroso. Pour celui-ci, le criminel est toujours un taré congénital qui est entraîné fatalement au crime si certaines conditions se trouvent réunies. La société se doit de punir pour décourager le criminel afin qu’il ne commette plus de crime dans l’avenir et même, par l’exemple, décourager les autres auteurs potentiels de crime. Cette théorie qui était très liée à l’eugénisme (pour Lombroso, il y a des signes physiques, des stigmates qui indique qu’untel ou untel sont criminels en puissance) n’a plus de fondement aujourd’hui .
Reste l’idée que la société punit non par vengeance non pour réparer l’irréparable, mais pour ménager l’avenir comme c’est son devoir, d’une part pour servir d’exemple, d’autre part en tentant d’améliorer le coupable (en le rééduquant).
La réparation
Principe : La réparation est l’aboutissement de la justice faite à la victime. Elle doit la replacer dans la situation antérieure dans laquelle elle se trouvait avant que le dommage ait été réalisé. C’est le cas lorsque la responsabilité civile est reconnue. Pour cela, la faute doit être réparable.
Mais cela peut servir de modèle pour des crimes plus graves, l’idée étant que la punition du coupable ne soulage en rien (si ce n’est en satisfaisant un sentiment de vengeance) la victime. On cite ainsi le cas d’hommes contraints d’épouser leur victime (n’entrons pas dans le débat de savoir si ce n’est pas la victime que l’on punit ainsi, le fait est qu’il s’agit bien ici d’une volonté de réparer le mal qui a été fait).
Dans cette manière de permettre au coupable de réparer son crime, il faut y glisser le cas des repentis et plus généralement tous ceux qui prêchent pour alléger les peines lorsqu’une confession peut permettre de prévenir d’autres crimes.
Les conditions de la responsabilité morale
Nous avons commis un acte délictueux, nous pouvons être reconnus comme responsables (aux yeux des autres [c’est-à-dire être condamnés soit officiellement, soit officieusement [réputation]], mais le sommes-nous réellement ? c’est-à-dire moralement ? La responsabilité demande certaines conditions :
Il faut avoir un minimum de conscience psychologique et d’intelligence : les enfants, les fous ne peuvent être responsables.
Il faut avoir eu l’intention d’agir au sens d’avoir désiré, voulu le résultat. D’où l’excuse : je ne l’ai pas fait exprès. Plus sérieusement, un responsable d’usine ou de transport ne peut être tenu pour responsable d’un accident s’il a pris toutes les précautions pour l’éviter.
Il faut enfin avoir la liberté. Quiconque agit sous la contrainte ne peut être responsable : on pense à ceux qui parlent sous la torture ; sont-ils des traîtres ?
Remarque : on appelle circonstances atténuantes les circonstances qui en supprimant totalement ou en partie les conditions précédentes atténuent par là même le degré de responsabilité morale. Ce sont : la contrainte physique ou morale [faim, torture, chantage, propagande, censure, action psychologique], le déséquilibre mental, l’ivresse, la passion.
Remarque : le sentiment de culpabilité [on se sent parfois coupable directement ou indirectement] n’est pas le signe que l’on est vraiment responsable. Il est parfois illégitime venant de trop de scrupules ou d’une réflexion insuffisante . Inversement, certains ne se sentent jamais coupables.
L’art, la beauté, l’esthétique
La beauté est-elle universelle ?
Pour certains, sur une œuvre, on a un jugement sans appel : on aime, on n’aime pas. On ne peut pas se laisser convaincre. Leur argument est que, dans le domaine de l’art, l’œuvre s’offre sans intermédiaire.
Qui ne s’est pas dit : « Dans une galerie d’art, si devant une toile que je trouve admirable, quelqu’un dit “quelle horreur !” ou inversement s’il dit “Admirable !” devant une œuvre que je trouve détestable, il est peu probable que je change de jugement » ?
Valéry – Moralités : « J’ai vu des gens assez bêtes et assez faciles pour se laisser persuader qu’ils n’aiment pas une chose qu’ils aiment. Et d’autres que l’on fait aimer ce qu’ils ne peuvent souffrir. ».
La critique de Valéry est violente : si vous changez d’avis, c’est que vous êtes un faible d’esprit ! Ne peut-on pas au contraire apprendre à aimer une œuvre d’art ? Sinon à quoi servent les enseignants d’art plastique, les guides dans les musées, les médiateurs qui, lorsque vous les interrogez, prennent le temps de vous expliquer l’intérêt de ce que vous voyez ?
En réalité ce débat recouvre une idée non argumentée, un non-dit : la beauté, l’art sont inaccessibles à la Raison. Le coup de foudre, l’émotion, pas la réflexion ! Est-ce vrai ? Ne faut-il pas une certaine culture pour apprécier certaines œuvres, dresser son oreille pour qu’il apprécie la musique classique ou le rap ?
Vaste débat qui rejoint celui de l’universalité de la beauté. Y a-t-il des œuvres que tous devraient trouver belles ?
L’art et l’utile
Mais qu’est-ce que le beau ? On serait de tenter de le définir par opposition à l’utile. Est utile ce qui satisfait un besoin : outils, machines, etc., tandis que l’importance de l’art est d’offrir la possibilité aux hommes de s’échapper aux contingences de la nature [chants ouvriers, complaintes de noirs venus d’Afrique], mais aussi, des œuvres qui ne « servent à rien » [musique, tableaux].
Que dire cependant de l’architecture qui répond à un besoin et dont certaines réalisations sont reconnues comme de l’art ? « L’architecture correspond à un masque embelli d’un de nos plus grands besoins » d’Alembert – Encyclopédie, discours préliminaire). Pour Kant, l’utilité passe avant la beauté pour certains objets : un édifice doit d’abord assurer sa fonction. Il peut ensuite être laid ou au contraire gracieux (beauté adhérente).
Kant, Critique de la faculté de juger (1790) : « On ne devrait appeler art que la production par liberté, c’est-à-dire par un arbitre qui place la raison au fondement de ses actions. Car, bien qu’on se plaise à désigner comme une œuvre d’art le produit des abeilles (les gâteaux de cire édifiés avec régularité), cela ne s’entend toutefois que par analogie avec l’art ; dès que l’on songe en effet que les abeilles ne fondent leur travail sur aucune réflexion rationnelle qui leur serait propre, on convient aussitôt qu’il s’agit là d’un produit de leur nature (de l’instinct) […]L’art se distingue aussi de l’artisanat ; le premier est dit libéral, le second peut être nommé aussi art mercantile. On regarde le premier comme s’il ne pouvait répondre à une finalité (réussir) qu’en tant que jeu, c’est-à-dire comme une activité qui soit en elle-même agréable ; on regarde le second comme constituant un travail, c’est-à-dire comme une activité qui est en elle-même désagréable (pénible) et qui n’est attirante que par son effet (par exemple, à travers son salaire), et qui peut par conséquent être imposée de manière contraignante ».
Objection : Le design est un mouvement contemporain pour lequel beauté et utilité sont liées : un fauteuil ne doit pas seulement être confortable, il doit aussi capter le regard (il peut même y avoir conflit entre les deux, l’œuvre d’art se révèle alors comme un point d’équilibre entre les deux : un fauteuil un peu moins confortable, mais tellement plus séant).
Mais y a-t-il vraiment conflit entre beauté et utilité ? La beauté dans le monde n’est-elle pas tout aussi utile que le reste ? En effet, éprouver, devant une œuvre, un sentiment de bien-être ou même toute autre émotion, n’est-ce pas utile ?
L’art, reproduction de la nature ?
On a longtemps considéré que l’art tentait de reproduire (en moins bien) la nature.
Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ».
De même Platon critique l’imitation non seulement de la nature, mais aussi des ouvrages humains : peindre une paire de chaussures par exemple (Peinture de Van Gogh).
Hegel, Esthétique (1829) : « On peut dire d’une façon générale qu’en voulant rivaliser avec la nature par l’imitation, l’art restera toujours au-dessous de la nature et pourra être comparé à un ver faisant des efforts pour égaler un éléphant ».
Certains cependant défendent l’art en montrant qu’il ne se contente pas de modifier la nature :
L’art imite la nature tout en la déformant, ce n’est pas un trompe-l’œil, mais un trompe-vie (« Chez Rembrandt un turban des Indes devint brioche… » [Nicolas de Staël]
L’hyperréalisme se contente de copier la nature dans tous ses plus petits détails donnant ainsi l’impression d’une image fausse. Quand j’étais collégien, mon professeur de dessin nous demanda de dessiner notre main. J’en avais fait une reproduction extrêmement précise, détaillant les lignes de la main ainsi que toutes les petites rides qui se croisaient tant sur la paume que sur le dos : j’avais dessiné une main de vieillard et inventé l’hyperréalisme avant l’heure [contrairement à une photo, une reproduction trop précise, trop réaliste de la réalité en devient irréelle]. La note que j’obtins est la preuve que l’appréciation d’une œuvre peut varier avec le temps.
En passant, une réflexion : faut-il mentir pour dire la vérité ? Faut-il dessiner les innombrables ridules très réelles d’une main d’enfant au risque de la vieillir et donc de fausser la réalité ?
Mais l’idée demeure : l’art comme complément, explication de la nature. Heidegger disait que « l’art est la mise en œuvre de la vérité ». Qui d’entre nous en voyant une photo d’un paysage connu n’a pas perçu des détails qui lui avaient échappé ? Qui, en voyant une peinture réaliste, n’a pas découvert un autre regard sur ce qu’il connaissait ? Ceux qui ont croisé la Joconde, le modèle, ont-ils tous été séduits par son sourire ?
Bref l’œuvre d’art permet de redécouvrir ce qu’il est censé représenter.
Comment reconnaître une œuvre d’art ?
Si le beau n’est pas définissable, si l’art n’est pas une reproduction de la nature, s’il peut être utile, comment dire si un objet est ou non une œuvre d’art ?
Si je suis un artiste [méconnu], dois-je considérer tout ce que je fais comme des œuvres d’art ? ce que je trouve bien ? ce que j’expose ? ce que je vends ?
Quand Picasso, par exemple, au restaurant pétrit de la mie de pain est-ce une œuvre d’art [du fait que c’est un artiste génial] ou faut-il que cette sculpture soit exposée dans une galerie et vendue pour être une œuvre d’art ?
Marcel Duchamp s’est rendu célèbre en décidant de promouvoir un simple égouttoir à bouteilles à la dignité d’une œuvre d’art en l’exposant dans un musée.
Au XXe siècle, il y a eu une profonde remise en cause des chefs-d’œuvre du temps passé. En particulier les peintures réalistes furent démonétisées avec l’apparition de la photographie . La reproduction mécanisée des œuvres d’art, parfaitement semblable à leur original, souligne l’incohérence de tout cela : pourquoi la Joconde, exposée au Musée du Louvre, est-elle plus belle, provoque-t-elle plus d’émotion que son sosie qui défraîchit au fond de mon garage ? Pourquoi la toile représentant le docteur Gachet est-elle plus émouvante, plus troublante au musée Van Gogh que lorsqu’elle servait à boucher un trou dans un poulailler ? Et que dire de toutes ces chefs d’œuvre littéraires dont l’éternité ne dura que l’été d’une promotion ?
L’artiste est-il un créateur à l’instar de Dieu ?
Autre interprétation : l’artiste voudrait rivaliser avec Dieu dans l’acte de création. Picasso rêve d’une toile sur les arènes aussi grande que les arènes, aussi ronde qu’elles, avec un vrai taureau !
Le même considérant un crâne humain croit y reconnaître l’empreinte des pouces de Dieu.
Peut-être peut-on comprendre les créations modernes, l’abstraction comme une volonté de l’artiste de se démarquer du réel et donc de faire œuvre de création ?
D’autres répondent qu’on ne crée rien, que la peinture d’une pipe n’est pas une pipe [Manet], que la peinture la plus réaliste d’un cheval n’est qu’une « surface plane recouverte de couleur et de lignes » [Maurice Denis].
D’autres rétorquent que loin de copier, l’art permet d’embellir la nature. Pour l’architecture, c’est une évidence [à cause de son côté utilitaire], mais cela l’est encore pour la photo, la peinture, le théâtre où l’on va pouvoir gommer les défauts, choisir son éclairage, changer un dialogue, etc.
Artiste contre artisan
Pourquoi la peinture d’une vieille paire de godasses a-t-elle plus de valeur que les godasses elles-mêmes ?
Il y a un désir violent des hommes à l’éternité : « Ô temps, suspend ton vol » – Lamartine, les bouddhistes soupirent sur l’impermanence des choses et des êtres. L’art fixe le temps. Les godasses de Van Gogh sont entrées dans l’éternité [du moins, ils ont déjà vécu plus longtemps que leur modèle]. Un grand couturier crée une robe magnifique. Si elle n’est pas portée [ou très rarement] et est exposée, ce sera une œuvre d’art, sinon c’est un objet beau et utile et le couturier est un artisan de talent, pas un artiste.
À cette aune, de nombreuses questions sur l’art, l’œuvre d’art trouve une réponse.
Votre enfant a fait un horrible gribouillis, mais il vous émeut et vous l’affichez au mur. Là, il fixe l’émotion, le petit truc qui vous a fait l’aimer. Bref, il fixe le temps et, à ce titre, c’est une œuvre d’art [qui n’a certes pas rencontré un grand public].
Inversement, tel académicien qui a depuis disparu de nos mémoires, telle peinture, tel roman, tel film qui ont eu, en leur temps, du succès et sont devenus ce qu’ils ont toujours été, des œuvres mercantiles, éphémères. Une œuvre devient œuvre d’art lorsqu’elle est reconnue par d’autres que l’artiste [ce qui assure en partie sa pérennité].
Ainsi un photographe fait des dizaines de photos d’un événement et il va en sélectionner une. Celle-ci sera le chef-d’œuvre [Ex. : Einstein tirant la langue], sa jumelle, identique ou presque, ne sera rien. Je pense en particulier à cette série de photos faite par Gilles Caron de Cohn-Bendit face à un CRS, une seule fera la une des journaux et des livres d’histoire et sera le symbole de mai 68.