05-Éthique


Le terme éthique vient du grec (éthos), tandis que le mot moral vient du latin (mos-moris), l’un et l’autre se traduisant par comportement. Étymologiquement, leur sens est identique. Historiquement, ils ont d’ailleurs été employés l’un pour l’autre. Ils désignent ce qu’on doit faire, par opposition à ce qui convient de faire (les mœurs) et à ce qui est faisable (le techniquement possible). Il renvoie à l’agir humain, aux comportements quotidiens, aux choix à faire.
On peut distinguer trois étapes dans la mise en place de nos comportements :
– le questionnement sur le sens de la vie, sur la nature du bien et du mal ;
– la création de normes, de principes, de règles ;
– l’application (et parfois la remise en cause) de ces normes dans les situations concrètes de la vie.

En Chine, les singes de la sagesse sont iwazaru, mizaru et kikazaru (le muet, l’aveugle e sourd)


Actuellement, le mot éthique renvoie à la première étape et la morale à la seconde. Ainsi, dans une profession, la déontologie correspondrait à l’éthique, le code déontologique à la morale ; en droit, l’éthique serait le droit naturel, la morale le droit positif, c’est-à-dire, l’ensemble des lois d’un pays.
Pour certains, la morale renvoie à un système fermé de normes, à une approche conservatrice où s’imposent l’obéissance et la soumission, alors que le mot éthique désigne la réflexion humaine, d’ordre philosophique, sur l’agir, laissant toute liberté aux hommes pour décider. Les défenseurs de la morale rétorquent que l’éthique, ne fournissant aucune contrainte formalisée, permettrait tout et son contraire. Prenons l’exemple du vol : à la loi morale « tu ne voleras pas », l’éthique dirait « cela dépend des circonstances ».

La forme humaine


L’idée apparaît avec Platon et Aristote qui distinguaient en toute chose la matière première et la forme (éïdos : l’idée, le modèle. Toute table singulière contient en elle la forme-table, ce qui fait qu’elle est table et non chaise ou tabouret). Pourquoi pas un être qui est l’Homme, comme il y a le Cercle, etc. dans le monde des idées dont chacun d’entre nous serait un représentant ?
René Descartes, Discours de la Méthode, 1637, Partie 1 : « car pour la raison, ou le sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rende hommes et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en chacun ; et suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a du plus et du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou natures des individus d’une même espèce ».
Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. »
La forme humaine, c’est ce qui fait que je suis homme et non arbre ou singe.

L’essentiel et l’accidentel

Pour comprendre cette notion de forme humaine, il faut définir ce que l’on appelle chez un être ses caractères essentiels et ses caractères accidentels
Un caractère est essentiel quand on ne peut l’enlever à un être sans que celui-ci cesse d’être ce qu’il est, c’est-à-dire sans qu’il perde sa définition. Par exemple la raison ou l’animalité font partie des caractères essentiels d’un homme.
Par contre l’homme possède des caractères accidentels qui le définissent en tant qu’individu (taille, couleur, sexe, talents ou aptitudes psychiques, un état civil, etc.). S’il perd l’un de ses caractères, il ne cesse en rien d’être un homme.
Autre exemple les molécules H20 font partie de l’essence de l’eau, mais son aspect, sa couleur, sa saveur ne sont que des accidents.
La nature humaine
Il y a de grandes différences d’un être humain à un autre (l’un mâle, l’autre femelle, l’un grand, l’autre petit, l’un jaune, l’autre noir, l’un bon en maths, l’autre en lettre, l’un nerveux, l’autre sentimental, l’un riche, l’autre pauvre, etc.), mais il y a une nature humaine identique chez tous (une morphologie commune, 99 % de notre ADN, une certaine animalité, la raison, la bonne volonté, une liberté [même esclave, on a encore le choix de dire non ). Aussi, en dépit de ces différences individuelles, nul homme ne peut être plus ou moins homme qu’un autre homme.
C’est cette essence humaine sous les accidents que voulait retrouver Socrate. Il voulait retrouver l’homme sous les hommes. Il affirmait que sous les différences dues à la naissance, à l’éducation, aux préjugés individuels ou de la cité, il y a une « âme » humaine identique chez tous et comme en outre, pour Socrate, cette âme humaine est le siège naturel et éternel des idées morales, alors, si chaque individu pouvait ôter la gangue de ses accidents pour retrouver son âme humaine et la réveiller, pour la faire accoucher des idées morales qu’elle contient alors nous aurions non seulement la science morale authentique, mais une science morale universelle. Ainsi Socrate disait : « je ne suis pas d’Athènes, mais du monde ». Il croyait à l’universalité de la providence : s’il y avait une providence, elle était pour tous les hommes, pas seulement pour les Athéniens. Il fut pour cela condamné à mort sous le motif qu’il ne croyait pas aux dieux de l’État, qu’il en prêchait d’autres et corrompait la jeunesse. C’était en 399 av. J.-C.
Rousseau : « si, par-delà nos individualités dues en particulier à la vie sociale, nous pouvions retourner à la nature naïve et naturelle de l’homme alors l’homme que nous sommes retrouverait la vérité morale ».
Conséquences
Protagoras, le chef de file des sophistes, que Socrate a longtemps combattu, affirmait, frappé par les différences individuelles, que « l’Homme n’existe pas » (l’Homme, c’est à dire ici l’être qui sert de modèle aux individus humains), « qu’il n’existe qu’une multiplicité d’individus ». Comme chacun voit toute chose à travers ses particularités individuelles, pour Protagoras, il n’existe pas de vérité ni de science universelle, mais « l’individu est la mesure de toute chose ».
Kant lui donnera la réplique en affirmant au contraire que la mesure de toute connaissance, ce n’est pas l’individu, mais l’esprit humain en général, identique chez tous, qu’il nomme « la constitution universelle et immuable de l’esprit humain ».
Comme on peut le constater, les enjeux liés à l’existence d’une « forme humaine » sont considérables.
Morale universelle
Si la nature humaine est en chacun de nous, il y a possibilité d’une morale universelle, d’une vérité morale pareille pour tous les hommes, d’une conception du bien ou de la vertu identique chez tous comme le montre Kant puisque « la mesure de toute chose » serait alors cette commune nature. Il suffit pour cela de définir le bien, l’action bonne, non pas comme ce qui nous réussit, nous offre de la joie, satisfait nos intérêts, nos préjugés, mais la définir comme ce qui réussit à grandir mon cœur, ma raison d’homme, cet homme qui est en moi et chez tous les autres. La vérité morale redevient universelle.
Remarque : on notera qu’en cas d’accident (accident de voiture, maladie), un homme peut perdre certaines facultés qui font de lui un homme. Il n’en demeure pas moins un homme, car on a un accident, on n’est pas notre accident.
Égalité
Si je ne suis pas plus ou moins homme que toi, si la nature humaine est identique chez toi et chez moi, alors de cette identité découle naturellement que nous sommes égaux.
L’égalité entre les hommes est une conséquence naturelle de l’identité de tous dans la forme humaine, ce n’est pas une loi, ce n’est pas un devoir, encore moins un vœu pieux, c’est un fait incontestable : « les hommes naissent et demeurent égaux ».
Remarque : au-delà de cette déclaration de principe, il faudra le traduire dans le réel, dans la loi, définir ces droits fondamentaux liés à l’égalité (habeas corpus, droit au travail, droit à l’instruction, droit à l’information, droit d’expression, droit de penser, droit à la participation aux affaires de la communauté, etc.), mais ceci est une autre histoire.
La deuxième remarque est que « égalité » ne signifie pas « uniformité ». On en revient là aux accidents : les hommes peuvent être riches, pauvres, plus ou moins talentueux, avoir plus ou moins de chance dans la vie, etc., ils n’en sont pas moins égaux et méritent le même respect.
La reconnaissance de l’Autre
Autrui désigne un autre que moi, mais aussi les autres, l’ensemble des hommes qui ne sont pas moi, mais parce que c’est un être humain, c’est aussi un peu moi, c’est mon semblable, mon frère, mon prochain.
Devrais-je pour autant le comprendre, être en accord avec lui ?
Lorsque j’aperçois un autre individu humain, où que ce soit, quel que soit son aspect, je vois en lui non pas un Autre [du latin « alter » : autre, étranger, différent], c’est-à-dire un être (toujours) inférieur ou étrange (d’une autre espèce) ou bien un objet dont je puis me servir ou un sauvage que je dois civiliser (c’est-à-dire contraindre à m’imiter), mais alter ego, c’est-à-dire un autre moi, un homme comme moi, identique à moi, avec sa dignité et ses droits de sorte qu’immédiatement, implicitement, il y a entre lui et moi un lien.
Baudelaire, Mon cœur mis à nu : « l’autre est à la fois proche et lointain ».
Cet individu n’est autre que moi, il n’est différent de moi que par des détails. Ainsi le racisme est exclu ! Par contre, à cause de leur individualité, je peux préférer tel blanc à tel noir (et réciproquement).
La connaissance en fermant les yeux
S’il y a l’Homme dans tous les hommes, alors pour savoir ce qu’est l’Homme fondamentalement, il ne sera ni utile ni nécessaire que je voyage, que j’observe objectivement. Cette observation extérieure ne me montrerait que les différences extérieures et superficielles . Pour savoir ce qu’est l’homme, il suffit que je regarde attentivement en moi-même.
Giraudoux : « Veux-tu découvrir le monde, ferme tes yeux, Rosemonde » .
Bidaud (UNESCO, automne 1969) : « il y a l’Homme dans tous les hommes et c’est là, je crois, une des vérités que l’UNESCO peut proclamer : c’est que, dans l’esprit et le cœur d’un homme, on peut trouver tous les hommes. »

La Liberté

La Science pose en principe que tous les phénomènes naturels sont soumis à des lois et qu’il ne peut donc y avoir de liberté dans la nature. Nous sommes partie prenante de la nature, pouvons-nous être libres ?
La liberté se présente, comme souvent en philosophie, sous forme d’un paradoxe : la liberté, c’est avoir le choix, mais ai-je le choix d’avoir le choix ? En d’autres termes, ai-je le choix d’accepter ou de refuser de choisir ? Si je suis contraint de choisir, suis-je libre ?
Le paradoxe de l’âne de Buridan : un âne mourant de soif et de faim doit choisir entre un seau d’avoine et un seau d’eau. Choix impossible. Étant libre, il refuse de choisir et mourra de faim ET de soif.
Résolution du paradoxe (sic) : Le dilemme, comme tout dilemme, n’a pas de solution. Dans les trois cas, il meurt, soit de faim, soit de soif, soit de faim ET de soif (je ne suis pas certain que le dernier choix soit le plus imbécile). En considérant trois possibilités et non deux, on voit que l’âne est contraint de faire un choix où toutes les issues sont fatales. Il peut lancer un dé. Mais s’abandonner au hasard signifie-t-il que vous êtes libre ?
La liberté comme action
Pour tourner le paradoxe, il faut changer la définition de la liberté. Être libre, ce n’est plus avoir le choix, c’est agir selon sa nature et non contraint par d’autres ou par les événements.
Spinoza (Lettres à Schuller) : « J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une façon déterminée »
Bergson (Essai sur les données immédiates de la conscience) : « Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière »
Sartre (L’Être et le Néant) : « En fait, nous sommes une liberté qui choisit, mais nous ne choisissons pas d’être libres : nous sommes condamnés à la liberté »
Descartes (Les Méditations) : « Car, afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou l’autre des deux contraires […]. Cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance, qu’une perfection dans la volonté ; car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai, et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent. »
On notera que Descartes rajoute l’idée que la Raison et le savoir en donnant des moyens pour faire un choix contribuent à notre liberté.
La liberté, un élément constitutif de l’homme
Pour beaucoup, la liberté est un mot, un phantasme.
Paul Valéry, Regards sur le monde actuel (1938) : « LIBERTÉ : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent plus qu’ils ne parlent, qui demandent plus qu’ils ne répondent […] Les uns, donc, ayant rêvé que l’homme était libre, sans pouvoir dire au juste ce qu’ils entendaient par ces mots, les autres, aussitôt, imaginèrent et soutinrent qu’il ne l’était pas. Ils parlèrent de fatalité, de nécessité, et, beaucoup plus tard, de déterminisme ; mais tous ces termes sont exactement du même degré de précision que celui auquel ils s’opposent. Ils n’importent rien dans l’affaire qui la retire de ce vague où tout est vrai. »
Et puis peut-on être libre alors que l’on est soumis aux lois de la cité ? Oui, répond Spinoza.
Baruch Spinoza, Ethique (1677) : « L’homme raisonnable est plus libre dans la cité où il vit sous la loi commune que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même. »
Pourtant, c’est lorsque l’on est privé de liberté que l’on comprend l’importance de cette vertu. Aristote avait du mal à considérer qu’un esclave pût encore être un homme. Car n’étant pas libre, n’ayant pas le choix, il n’avait plus à décider, à faire appel à la raison, il était soumis à la nature ou à son maître, ce qui est pire.
Aristote, Politique (IVe siècle av. J.-C.) : « l’esclave lui-même est une sorte de propriété animée et tout homme au service d’autrui est donc un instrument qui tient lieu d’instrument ». Par définition, l’esclave est celui dont la volonté est aliénée à la volonté d’un autre. Il est une chose, il n’est pas considéré comme un sujet, comme celui capable de s’autodéterminer. Il n’est qu’un instrument dont la volonté n’a pas à se manifester.
Rousseau : « La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre ».
Épictète leur répond que, même esclave, l’homme reste libre donc reste homme.
Épictète : « Tu es maître de ma carcasse ; prends-là, tu n’as aucun pouvoir sur moi »
La liberté : essence ou existence
Les existentialistes
Pour les essentialistes, l’essence précède et détermine l’existence.
L’homme concret, c’est-à-dire vivant, décide et agit en fonction d’une essence humaine posée avant leur naissance.
 Les jansénistes, Pascal en particulier, pensaient que c’était Dieu qui choisissait ses saints et que donc la croyance était un don de Dieu et non le résultat d’un mérite. Dieu étant à l’initiative, on accomplissait donc le destin qu’il nous avait tracé .
Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé ».
 Tous ceux qui parlent de destin pensent que l’homme est avant tout marqué par ce qu’il est, par sa nature profonde, par son essence.
 L’hérédité est une réalité scientifique et plaide pour cette notion d’essence. En quelque sorte, l’ADN joue, ici, son rôle.
 On peut ranger dans cette catégorie Freud, puisque, pour lui, « l’enfant est le père de l’homme » (poète Wordsworth). Il s’agirait en quelque sorte d’une essence acquise, l’existence d’un homme ne fait que développer la personnalité créée une fois pour toutes à travers les complexes et les traumatismes de l’enfance.
 Une version moderne de cette position est le déterminisme social. Ce n’est plus ce que vous êtes qui va guider votre vie, mais votre milieu. Statistiques à la main, on peut montrer, par exemple, que les bourreaux d’enfants ont eux-mêmes étaient victimes de leurs parents.
Objection : à ce déterminisme social, des médecins opposent la résilience de certains montrant ainsi que l’on peut dépasser ce déterminisme et donc que l’on est libre, c’est-à-dire que l’on a bien la possibilité de définir notre être à travers notre existence.
Est-ce vraiment contradictoire ? Les médecins qui étudient les cas de résilience cherchent à comprendre comment l’individu s’en est tiré, c’est-à-dire quels sont les éléments qui ont empêché le mécanisme social de le détruire. En cherchant le pourquoi de l’exception, ne vient-on pas confirmer la règle, renforcer l’idée que ce sont des éléments extérieurs qui nous déterminent, bref que nous ne sommes pas libres.
Est-ce que l’essence est contradictoire avec la liberté ? Après tout, si l’essence correspond à notre nature profonde et si nous agissons en fonction de ce que nous sommes, ne sommes-nous pas libres au final ? Doit-on vraiment choisir qui nous sommes pour être vraiment libre ?
Un homosexuel ne devient-il pas libre le jour où il affirme son homosexualité au lieu de la cacher ?
Spinoza : « Pour ma part, je dis que cette chose est libre qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature, et contrainte cette chose qui est déterminée par une autre à exister et à agir selon une modalité précise et déterminée. […] Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent.
C’est ainsi qu’un enfant croit désirer librement le lait et un jeune garçon irrité vouloir se venger s’il est irrité, mais fuir s’il est craintif. Vous voyez donc que je ne situe pas la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité ».
Les existentialistes
Pour les existentialistes (Sartre, l’existence est un humanisme), l’homme est condamné à inventer l’homme. Il n’existe pas d’essence qui précéderait l’existence. À la naissance, il n’y a que des hommes, que des individus concrets, existants, posés dans l’existence et c’est par le genre de vie qu’ils vont choisir qu’ils écriront leur histoire, ce qu’ils sont, ils se définiront par leur existence.
Pour Sartre, l’homme est le libre créateur de toutes les valeurs. C’est angoissant, car il lui faut tout inventer, mais stimulant : « nous sommes condamnés à être libre », à nous définir, « l’homme est responsable, Dieu n’y est pour rien ».
Objection : ainsi, l’homme est responsable de lui ! Ainsi, il n’y a aucun handicap social ! Pas d’héritage ni intellectuel ni matériel ! Ainsi, si vous échouez, vous n’avez qu’à vous en prendre qu’à vous-même !
On comprend néanmoins l’attraction, la fascination d’une telle position, d’une telle affirmation : « Yes, we can » dit Obama et Sartre confirme en disant que nous sommes responsables de ce que nous sommes.
Et nous sommes tous d’éternels adolescents fascinés par ce genre d’affirmation, préférant de loin cela à un quelconque déterminisme social, surtout si nous sommes du bon côté de la société.
Mais voici le tragique et l’angoisse de cette situation : cette liberté que j’exerce pour me définir et définir l’Homme, je l’exerce dans la nuit en inventant, car les solutions ne me sont pas données par
– mon essence humaine ni par une signification du monde, car l’homme est un accident de la nature et je vis dans un monde absurde, c’est-à-dire sans signification  ;
– ni par Dieu, car il est absent (en toute bonne fois, j’interroge le ciel et il ne me répond pas) ;
– ni par les morales, car les maximes sont trop générales et ne s’appliquent jamais exactement aux situations particulières (lors d’un accouchement qui tourne mal, faut-il sauver la mère ou l’enfant ? Durant l’occupation, dois-je rejoindre la résistance ou rester auprès de ma mère qui est âgée ?) ;
– ni par les sentiments, car en réalité, ceux-ci se construisent par les actes que l’on fait (dois-je suivre ma femme qui a trouvé un travail à l’étranger ou poursuivre mes recherches à l’université, recherches passionnantes ? Jusqu’à ce dilemme, je n’avais pas à échelonner mes passions. En choisissant, je me définirai) ;
– ni en suivant les conseils que je vais solliciter, car ces conseils, c’est moi qui les invente du fait que je choisis librement mes conseillers (au fond de moi, en allant voir untel plutôt qu’un autre, j’escompte qu’il me donnera tel conseil).
Tel est le tragique de la situation de l’homme jeté dans l’existence et son angoisse :
Sartre, l’existentialisme est un humanisme : « Ainsi, en venant me trouver, il savait la réponse que j’allais lui faire, et je n’avais qu’une réponse à faire : vous êtes libre, choisissez, c’est-à-dire inventez. Aucune morale générale ne peut vous indiquer ce qu’il y a à faire ; il n’y a pas de signe dans le monde ».
Pour les existentialistes chrétiens, il y a des signes dans le monde (Jérémie 5 : 21 : « Ils ont des yeux et ne voient point, ils ont des oreilles et n’entendent point »). Cependant, c’est à nous d’accepter ou de refuser ces signes ou encore de tricher avec eux. Notre liberté totale subsiste.
Être responsable, c’est parce qu’on a été l’auteur de ses actes, avoir à répondre de ses actions devant un tribunal extérieur ou intérieur, c’est être chargé de devoir s’inventer et inventer l’homme. Avant toute chose, je suis responsable de ma définition et celle de l’homme. Condamné à la liberté, il ne s’agit pas d’un choix gratuit, il faut nécessairement me placer sur le plan de l’universalité. Je suis inséré, engagé d’une part dans la nature qui, bien qu’absurde, a des lois concrètes, d’autre part parmi les hommes. Je ne peux pas ne pas tenir compte de leur présence concrète.
Ma synthèse
Les existentialistes offrent une image majestueuse de l’homme : l’homme est celui qui se définit, celui qui choisit son destin. C’est sa vie qui va en décidait : l’existence précède l’essence. Avec Sartre, un salaud est un salaud, car il a failli à ce qu’il devait être et lui seul en est responsable, Judas n’a pas trahi le Christ parce qu’il est Judas, mais pour les 30 deniers.
Mais c’est aussi se définir comme en dehors du monde animal. Les autres êtres vivants sont avant tout ce qu’ils sont (essence), un chat est un chat et se comporte comme tel, un homme peut être à volonté loup, chien ou agneau.
C’est nier le poids de la nature qui nous définit en tant qu’homme, de l’hérédité, de la société, des réalités économiques qui pèsent sur nos destins et ne nous laissent guère de chances d’y échapper.
Adopter le point de vue des essentialistes, c’est refuser de voir que certains ont pris en main leur destinée, ont échappé à l’avenir tout tracé qui les attendaient. Certes, ce ne sont que des contre-exemples (qui, en Français dit-on, confirment la règle générale, mais en mathématiques au contraire l’infirment). En les étudiant, certains des échecs (on réussit moins bien que ce pour quoi on était programmé), d’autres des succès (résilience), on y verra comment le hasard, des rencontres, des événements ont modifié les trajectoires en obligeant les personnes à se déterminer.
Je voudrais illustrer ce propos par deux exemples personnels :
– J’ai dix ans. Un « copain » m’a bousculé pour entrer avant moi en classe, en affirmant qu’il avait le droit de le faire, car il m’était supérieur. Sans réfléchir, je lui ai rendu la pareille, un peu plus violemment sans doute, il a cogné la porte et s’est cassé une dent. De retour de l’infirmerie, il m’a cherché noise et je faisais profil bas. À la sortie du lycée, je me suis dit qu’il avait raison de vouloir me frapper, que je lui avais fait très mal et qu’il était dans son droit en voulant se venger. J’ai donc accepté de me battre au lieu de continuer à le fuir. Nous étions en dehors du lycée et je n’avais plus d’excuse pour refuser le combat. Il s’est dégonflé et il n’y a rien eu. Je n’ai plus été chahuté de toute ma scolarité. J’avais compris ce jour-là beaucoup de choses, mais la plus importante, me semble-t-il, était de découvrir en moi un sens aigu de la justice. J’avais commis une faute, il était normal que j’en sois puni. Depuis, ce jour-là, je n’ai jamais tenté d’échapper à une sanction, j’ai toujours assumé mes actes (du moins, je le crois).
– Ma fille a huit ans et son petit cousin de cinq ans vient de mourir et elle me demande s’il est au paradis. J’hésite, je ne crois pas en Dieu, mais elle est si triste ! Finalement, je préfère lui dire ma vérité. Aussitôt après, j’ai su que si, sur mon lit de mort, je demande la bénédiction d’un curé, je serais le dernier des salauds. Me voici définitivement athée.
Qu’est-ce à dire ? Il s’agit de deux instants où nous prenons une décision. Notons qu’aucune issue n’est préférable à l’autre : dans le premier cas, ou je fuis et je suis un lâche ou je me bats et je déçois mes parents ; dans le deuxième ou je renonce à la vérité ou je peine ma fille. Certes, c’est mon caractère, c’est ma petite enfance, c’est mon éducation, bref mon essence qui va trancher, mais le choix que je vais faire (mon existence) va modifier profondément mon essence.
Ainsi existence et essence se conjuguent. Nous arrivons avec un lourd passif qui détermine nos réactions à chaque seconde de notre existence, mais chaque geste que nous faisons contribue à nous définir. Dans les exemples cités, il s’agit de petits instants forts, mais au fond sans grande conséquence, mais il y a des rencontres beaucoup plus marquantes, il y a dans votre vie des épreuves bien plus dures qui vont vous marquer en particulier par la façon dont vous auraient réagi. Songez à ceux qui durent choisir entre collaborer ou entrer en résistance ou ne firent pas de choix…
Une dernière illustration : la sœur Sourire.
Vous savez, c’est cette sœur qui jamais ne ment. Javert lui demande où est Jean Valjean et elle répond qu’il n’est pas là, alors qu’il se trouve dans la chambre à côté. Qu’est-elle devenue ?
Si elle n’avait pas menti, si elle avait livré, comme demandé, Jean Valjean (se taire aurait eu le même effet), alors elle aurait fait de sa qualité une vertu. Elle aurait hissé au plus haut sommet cette qualité et, jamais plus, elle ne mentirait. Elle serait devenue une vieille religieuse respectée par tous, sèche et ridée et aurait perdu son surnom de sœur Sourire. Elle a menti et là voilà, mentant plus régulièrement pour soulager les gens, pour faire plaisir. Elle sourit toujours, mais elle n’est plus un exemple pour les autres. Son caractère aura dépendu de la fraction de seconde où elle a dû répondre à Javert.
Pour finir, laissons la parole au professeur Jacquard qui parle de l’inné et de l’acquis en biologie, une façon scientifique de parler d’essence et d’existence :
Jacquard, Au péril de la science ? Interrogations d’un généticien (1984) : « L’erreur logique consiste ici, une fois de plus, à étudier un phénomène qui résulte d’interactions complexes, en isolant artificiellement et arbitrairement un des facteurs. Notre esprit est mal entraîné à penser en termes d’interactions et s’efforce de remplacer la réalité par des modèles où les diverses causes agissent indépendamment. Toutes les questions concernant “l’inné” et “l’acquis” sont typiques de cette démarche ; elles ne méritent aucune réponse puisqu’elles nient la réalité qu’elles prétendent étudier ».

Morale et devoir

Kant

Tout homme et sans doute la plupart des animaux prennent sans cesse des décisions, la plupart du temps insignifiantes ([a] je reprends du gâteau ? [b] je continue à lire ? [c] je fais la vaisselle avant ou après le café ? je passe à l’orange ?), parfois lourdes de conséquences (on fait un enfant ?), mais là où les animaux agissent par instinct, par nécessité, les choix humains reflètent leur conception de la vie, leur philosophie de l’existence, formalisée ou non ([a] mieux vaut se priver d’un plaisir furtif qu’être ensuite mal dans sa peau parce que l’on a mal au ventre ou que l’on est trop gros ; [b] il faut être actif dans la vie, je lirais plus tard ; [c] débarrassons-nous des choses déplaisantes pour mieux profiter de notre temps ou au contraire jouissons de la vie, on verra plus tard…).
Définir une morale, une éthique, c’est répondre à la question : comment dois-je agir ?
Il m’est impossible de ne pas y répondre, car je suis embarqué dans l’existence en tant qu’homme et il me faut choisir des règles de conduite (c’est à moi de les définir, car je suis un être libre), règles qu’ensuite, je me dois de suivre.
Ainsi, il n’y a pas contradiction entre liberté et devoir. Il ne faut pas en effet confondre la nécessité et le devoir. Lorsque j’agis par nécessité, par contrainte, je ne suis pas libre : j’agis ainsi pour répondre à des besoins élémentaires ou par instinct, c’est ma part animale. Par contre lorsque j’agis suivant une morale, une éthique, suivant ma nature humaine, je suis libre.
Rousseau, Du contrat social (1762) : « Céder à la force est un acte nécessaire, non de volonté, c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourrait-ce être un devoir ? ».
Une morale provisoire
Nul n’échappe au problème moral et il est urgent de le faire, car hésiter n’est pas ne rien faire, c’est, au bout d’un temps plus ou moins long, faire le contraire de ce qu’on n’a pas fait. Exemple : on hésite trop longtemps à prendre un train ; à un moment, le train est parti.
Descartes : « les actions de la vie ne souffrent aucun délai »
Baudelaire « pleure, vieux lâche, il est trop tard ».
Avec Descartes, constatons que le problème est urgent et que l’on n’a pas les moyens de le résoudre puisqu’on doit d’abord acquérir la Science d’où on tirera une définition du bien de l’homme et donc une morale, un art de vivre [« et j’avais toujours un extrême désir d’apprendre à distinguer le vrai d’avec le faux pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie »], il faut définir une morale provisoire. Il a besoin tout de suite de règles d’action.
Descartes : « Je ne puis être irrésolu en mes actions. Je suis condamné à adopter une morale provisoire ».
Cette morale provisoire, cette éthique, on pourra toujours la contester, l’amender. Cela ne veut pas dire que notre morale est fluctuante, cela signifie qu’elle est vivante . Mais laquelle adopter ?
Descartes
Descartes : « La morale des Chinois, des Perses ou celle de mon pays ? Une morale d’excès (celle des fous de mon pays) ou une morale de modération (c’est-à-dire celle des sages) ? »
Descartes consacre la 3e partie de ses médiations à résoudre ce problème du choix nécessaire d’une morale provisoire et conclut en toute logique qu’il vaut mieux choisir la morale la plus commode afin de pouvoir travailler en paix à l’édification de sa science et de sa morale définitive. Toute considération de noblesse est exclue du choix d’une morale provisoire et du reste, dans l’état d’ignorance où nous sommes, nous ne savons pas quelle position serait plus noble que l’autre.
Et Descartes d’adopter comme morale provisoire la morale des sages, c’est-à-dire des modérés de son pays [« j’agirais comme les sages c’est-à-dire les modérés de mon pays »].
Il y a trois avantages à faire ce choix :

  1. Je pourrais vivre et donc travailler en paix : « travailler le plus commodément et le plus heureusement possible » (Descartes dixit).
  2. La morale de modération est celle qui est la plus commode pour la pratique.
  3. Elle a moins de chance de m’éloigner de la vérité qu’une morale d’excès.
    C’est le choix de la voie du milieu. Choisir un des extrêmes, ce serait en cas d’erreur, se tromper plus lourdement. Tant qu’à faire l’âne, autant ne le faire qu’à moitié.
    Objection :
    Qu’est-ce qu’une voie modérée ? Entre la révolte et participer à la répression, choisir de regarder ailleurs ? Quand Hitler est au pouvoir, faire comme Heidegger et tous les « sages » de la société allemande et être nazi ou quand les nazis emmenèrent les juifs, dire que l’on n’est pas juif comme le rappelle le pasteur Martin Niemöller ? Entre la collaboration et la résistance, aller au cinéma et laisser les uns fusiller les autres ? Entre Antigone et Créon, choisir Créon, car il respecte les lois humaines, voire il les promulgue ?
    Mais le gros problème de la morale « provisoire », c’est qu’elle n’est pas provisoire ! Très vraisemblablement, on ne saura pas tout et donc on ne pourra dire où est la vérité et définir LA morale, NOTRE morale donc, de provisoire deviendra définitif !
    Et Descartes le sait !
    Le subterfuge lui permet de se plier à la morale de son pays, de pouvoir vivre tranquille en pensant et en agissant comme tout le monde, ainsi qu’il le reconnaît, car il n’a pas la force morale pour assumer ou tout simplement pas d’argument valable pour justifier ce choix moral qui consiste à se soumettre à la morale des autres.
    Durkheim reprend l’idée de Descartes d’une morale en conformité avec la société dans laquelle on vit en avançant un autre argument : c’est de la société que nous vient l’essentiel de notre vie mentale, la science, l’esthétisme, c’est elle qui nous affranchit de la nature donc il est naturel qu’elle définisse également notre morale.
    Durkheim, Sociologie et philosophie (1925) : « Une autorité morale, c’est une réalité psychique, une conscience, mais plus haute et plus riche que la nôtre et dont nous sentons que la nôtre dépend. J’ai montré comment la société présente ce caractère parce qu’elle est la source et le lieu de tous les biens intellectuels qui constituent la civilisation. C’est de la société que nous vient tout l’essentiel de notre vie mentale. Notre raison individuelle est et vaut ce que vaut cette raison collective et impersonnelle qu’est la science, qui est une chose sociale au premier chef et par la manière dont elle se fait et par la manière dont elle se conserve. Nos facultés esthétiques, la finesse de notre goût dépend de ce qu’est l’art, chose sociale au même titre. C’est à la société que nous devons notre empire sur les choses qui font partie de notre grandeur. C’est elle qui nous affranchit de la nature. N’est-il pas naturel dès lors que nous la représentions comme un être psychique supérieur à celui que nous sommes et d’où ce dernier émane ? Par suite, on s’explique que, quand elle réclame de nous ces sacrifices petits ou grands qui forment la trame de la vie morale, nous nous inclinons devant elle avec déférence ».
    À quoi bon penser, nous avons remplacé Dieu par la Société et la morale des sages.
    Schopenhauer
    Pour lui, l’absurdité du monde entraîne chez les êtres d’infinies souffrances. À nous et aux autres êtres. Dans le monde comme volonté, il adopte la conclusion qu’il faut avoir pitié de soi et des autres. C’est ce sentiment qui lui sert de morale et va dicter ses gestes.
    D’une part, la pitié m’empêche de faire le mal, d’autre part, dans la pitié, la souffrance de l’autre m’est intolérable, ce qui me pousse à le secourir (la pitié m’empêche de faire le mal et me pousse à faire le bien)
    Pour lui, il y a trois motivations, trois morales possibles qui conduisent les hommes :
     L’égoïsme qui est la volonté poursuivant son propre bien,
     La méchanceté qui est la volonté poursuivant le mal d’autrui,
     La pitié qui est la volonté poursuivant le bien d’autrui
    Kant
    Le devoir
    À la question « que dois-je faire », la réponse de Kant est sans équivoque : ton devoir et uniquement ton devoir.
    Certains esprits mal tournés pourraient définir le devoir par « ce je dois faire », mais en réalité, le devoir n’est pas une notion abstraite, c’est une donnée toujours présente de ma conscience morale. Sans cesse, je me dis « je dois faire cela » ou « je devrais faire ceci » ou « tu n’aurais pas dû faire cela ».
    Objection : à cette injonction d’obéir à « la voix de sa conscience », Nietzsche rétorque dans le gai savoir :
    « Pourquoi écoutez-vous la voix de votre conscience ? Qu’est-ce qui vous donne le droit de croire que son jugement est infaillible ? Cette “croyance”, n’y a-t-il plus de conscience qui l’examine ? […] Votre jugement “ceci est bien” a une genèse dans vos instincts, vos penchants et vos répugnances, vos expériences et vos inexpériences ; “comment ce jugement est-il né ?” C’est aussi une question que vous devez vous poser, et, aussitôt après, celle-ci : “qu’est-ce exactement qui me pousse à obéir à ce jugement ?” Car vous pouvez suivre son ordre comme un brave soldat qui entend la voix de son chef. Ou comme une femme qui aime celui qui commande. Ou encore comme un flatteur, un lâche qui a peur de son maître. Ou comme un imbécile qui écoute parce qu’il n’a rien à objecter. En un mot vous pouvez écouter votre conscience de mille façons différentes ».
    Conception kantienne du devoir
    Que faut-il entendre par ce terme « devoir » ? Pour cela, précisons ce que Kant entend par « bonne volonté ».
    Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, Kant note que, de tout ce qu’il est possible de concevoir en ce monde ou même hors de ce monde, il n’y a qu’une chose qui puisse être regardée, sans restriction, comme bon absolument, c’est une bonne volonté, c’est-à-dire une intention absolument pure, bonne sans restriction. C’est-à-dire une volonté d’agir par pur respect de la loi morale et non par intérêt, calcul, sensibilité ou inclination, on agit parce qu’on ne peut pas moralement faire autrement. Pour bien comprendre, supposons trois marchands qui vendent au juste prix, même à un enfant. Ont-ils agi selon la morale ? Non, car c’est l’intention qui compte ! Le premier n’a vendu que par intérêt, par peur d’un contrôle, le second parce qu’il aimait bien le gamin, le troisième, lui, l’a fait parce que c’est la moindre des choses de vendre au juste prix. Lui, seul, agit par bonne volonté.
    En agissant ainsi, par-delà ses intérêts et ses inclinations, on atteint un ordre commun à tous, un terrain d’entente universel, on prépare ainsi l’événement d’une société future idéale (on notera que, seul par les autres animaux, l’homme est capable d’agir ainsi).
    Le devoir est un impératif catégorique
    Kant distingue l’impératif catégorique et l’impératif hypothétique.
    – Un impératif est hypothétique lorsque le commandement énoncé est subordonné à une hypothèse ou à une condition (ex. : si tu veux réussir, travaille !)
    – Il est catégorique lorsqu’il ordonne sans condition, lorsqu’il vaut, en lui-même, indépendamment de toute hypothèse et de toute condition (ex. : travaille !).
    Dans le premier cas, l’action est un moyen pour un résultat. Dans le second, l’action est bonne en elle-même. En morale, il n’y a pas de devoir facultatif, d’impératif hypothétique, le devoir moral se présente avec le caractère d’une obligation impérieuse et même sacrée.
    On ne se dit pas « si tu veux obtenir tel résultat, agis de telle façon », car cette condition est le signe d’un mobile donc d’une « mauvaise » volonté, il faut se dire « Agis de telle façon ».
    Remarque : pour exprimer « tu dois », Kant utilise même la forme archaïque allemande, utilisée par Luther dans sa traduction des commandements de Dieu dans la Bible.
    C’est comme une loi de la nature. Je suis tenu de porter le fagot d’une vieille dame (nécessité morale) comme le fagot lâché est tenu de tomber (nécessité physique). C’est désagréable parfois, stupide, aveugle, mécanique comme les lois de la nature, mais on ne peut y renoncer. C’est un sacrilège de désobéir à sa conscience.
    En outre, le devoir est pénible, il demande un effort pour être accompli contre notre égoïsme, notre intérêt, notre paresse, notre refus d’engagement, les sollicitations d’autrui, la pression des autorités, de l’opinion. Comme le devoir s’oppose aux instincts, certains ont voulu opposer devoir et nature humaine, oubliant que la nature humaine est à la fois animale (ses instincts, ses tentations) et surnature, c’est-à-dire aspirations vers des valeurs, rêve d’une société idéale.
    Enfin le devoir est autonome, c’est-à-dire que l’homme, en toute science et conscience, se donne à lui-même sa propre morale, ce qui ne veut pas dire que je ne retrouverai pas l’universalité de la loi morale (garantie par mon essence et ma raison), mais signifie le rejet d’une règle de vie venant d’une autorité extérieure. Une loi n’est bonne et ne devient devoir moral que lorsque ma conscience la conçoit comme bonne.
    Les derniers mots que Socrate ((Platon le Phédon) prononça furent « Criton, nous devons un coq à Asclépios ; payez-le, ne l’oubliez pas ». Cela me rappelle une anecdote. Lorsque mon père mourut, une débitrice, une Vietnamienne, apprenant cela, solda ses comptes sans les vérifier tant elle craignait de voler un mort. En vérifiant les comptes de mon père, nous nous rendîmes compte de l’erreur et nous remboursâmes la personne. Ainsi, mon père, même mort, n’avait volé personne. Vous allez dire « ce n’était pas lui, c’était vous », mais c’était nous parce que c’était lui, c’était lui qui nous avait inculqué ce devoir moral. Ainsi Socrate et lui furent d’honnêtes hommes.
    Les 3 formules du devoir selon Kant
    L’impératif catégorique n’est que la formulation du devoir, sa forme, mais qu’est-ce que l’action bonne ? Comment la reconnaître ?
    Kant remarque que si tous agissaient par devoir, il n’y aurait plus aucune espèce de conflits entre les hommes puis tous les conflits naissent d’inclinaisons et d’intérêts sensibles, opposés. Bref, lorsque nous agissons bien, la maxime à laquelle nous obéissons serait celle de tous, on pourrait la généraliser sans provoquer de conflit. Par exemple : faut-il faire une fausse promesse ou un mensonge pour se sortir d’une situation embarrassante ? Non, dit Kant, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait de mentir, car une telle maxime se détruirait elle-même. On ne peut pas généraliser le mensonge, donc dire la vérité devient un impératif moral. D’où la première formule :
    « Agis toujours de façon que la maxime de ton action puisse être érigée par la volonté en loi universelle »
    Le deuxième précepte est lié au respect dû à la personne humaine, personne morale, le seul être de l’univers capable de dominer ses propres inclinations à travers sa bonne volonté. La personne humaine est alors sacrée.
    « Agis de telle façon à considérer aussi bien ta personne que la personne de tout autre comme une fin et jamais simplement comme un moyen »
    Immoralité de l’esclavage, du vol, de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi de la paresse, de toute chose qui pour nous procurer un plaisir passager nous dégrade.
    Remarque : on notera « aussi bien dans ta personne ». Cela n’est pas sans rappeler la maxime chrétienne « Aime ton prochain comme toi-même ». Dans la formulation de Kant, cela peut s’interpréter comme le refus d’être utilisé comme moyen y compris pour le bien des autres. Pas de sacrifice pour le bien commun !
    La troisième maxime reprend la première et la complète avec la notion d’être d’agir comme si nous devions servir de modèle à tous les hommes et leur donner une loi dont la maxime induisant notre conduite serait l’exemple.
    « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse valoir comme principe d’une législation universelle »
    Cette formule est plus exigeante que la première qui signifiait seulement que l’action bonne pouvait être universalisée, en somme qu’elle ne nuisait à personne. Ici, Il faut agir comme si nous étions législateurs dans la société idéale, dans la République des fins, il s’agit de devenir un modèle, que la maxime de notre conduite devienne une loi.
    Kant songe à une société où toutes les bonnes volontés s’accorderaient.
    Objections
    C’est la notion d’impératif catégorique qui soulève le plus d’objection. On y retrouve des relents d’un protestantisme austère qui rebute un peu.
    Reproche de rigorisme : on a dit qu’il tenait ce rigorisme de sa mère qui était piétiste (une forme particulièrement austère du protestantisme) et que pour lui, une action n’est bonne que parce qu’elle est obligatoire, alors qu’une action est obligatoire parce que bonne. En réalité, Kant ne rejette pas ceux qui agissent par intérêt ou par sentiment lorsque cela coïncide avec le devoir (encore heureux !), mais il considère que c’est très difficile d’évaluer cette conduite, il dit que c’est lorsque l’on est contraint moralement de faire une action (alors que l’on n’a aucun désir de la faire) que l’on peut affirmer que cette action est forcément bonne, c’est-à-dire faite pour satisfaire à la morale. Quand le devoir est trop facile, on ne peut plus être sûr que ce soit le seul mobile. Autrement dit, l’effort pénible que nécessite parfois la bonne volonté, s’il ne doit pas être recherché, reste le seul signe infaillible de bonne volonté.
    Conflit entre deux impératifs moraux : donnez-moi deux impératifs moraux et j’imaginerai sans problème une situation où ils se trouveraient en opposition. C’est même le ressort de bien des tragédies : nous devons le respect à nos parents, nous devons protection à nos enfants. Imaginez le Cid, non plus fiancé à Chimène, mais marié avec des enfants. Le même devoir envers leur père les obligeant à ne plus se voir et le même devoir envers leurs enfants nécessitant de se parler régulièrement. Il est nécessaire de hiérarchiser les devoirs pour éviter les paradoxes que produirait un impératif catégorique. Par exemple, le Cid et Chimène pourraient s’occuper de leurs gosses et laisser les deux cons se débrouiller entre eux.
    Benjamin Constant, dans D’un prétendu droit de mentir par humanité affirme que l’impératif catégorique, totalement inconditionnel, ne prend pas en compte le résultat de l’action. Exemple classique : on a caché des juifs dans sa cave, faut-il dire la vérité à la Gestapo ?
    Trop exigeant : Le devoir, c’est ce que chacun doit accomplir, mais par là même, c’est ce que chacun a la force d’accomplir, peut accomplir. Par exemple : il faut porter secours à quelqu’un. Oui, mais en évitant de se mettre soi-même en danger.
    Trop intellectuelle : On voit mal, en effet, un homme se demander avant d’agir « mais est-ce que mon action va être telle qu’elle puisse être érigée en loi, telle qu’elle prenne la personne humaine pour fin et telle qu’elle puisse servir de modèle dans une société idéale ». Il est plus facile de fonder la morale sur les sentiments (morale de la compassion de Schopenhauer, charité chrétienne), car chacun sait ce qu’est aimer (Nietzsche critiquant ces morales trop sentimentales parlera de morales du cœur chaud).
    Problème de l’universalité : pour certains, le devoir ne devrait être applicable qu’envers ceux qui l’appliquent aussi. Par exemple, dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui la disent aussi, sinon, on se trouverait en situation de faiblesse. Dans un monde où TOUS agiraient selon la « bonne volonté », la morale kantienne pourrait être viable, elle cesse de l’être dès lors qu’une personne ne joue pas le jeu.
    La bonne volonté : l’homme est sacré parce que, en tant qu’homme, il ne peut agir que par bonne volonté. Et si, comme la majorité des hommes, il n’agit pas correctement, dois-je le rejeter ? Souvenez-vous de ces bigots qui regardent avec mépris la fille de joie ou l’homme qui a fauté.
    Problème d’attractivité : une autre critique formulée contre l’impératif catégorique est liée à son caractère austère : on voit alors mal pourquoi il faudrait être moral, puisque rien ne nous y enjoint. Dans les morales antiques, celles que Kant appelle « les morales du bonheur » (eudémonisme), la recherche du bien (se sentir heureux) motive l’agir, mais quelle motivation pour un adepte de Kant ? Effectivement, tout animal cherche, avant tout, à être heureux. C’est oublier la double nature de l’homme, tout à la fois nature animale et volonté, c’est-à-dire aspirations à des valeurs, rêve d’une société idéale. C’est « le combat entre l’homme et la bête » (qui est en nous, mais qui n’est pas nous). Ainsi, obéir à la loi morale nous donne satisfaction (on évitera tout vocabulaire lié au bonheur).
    Inapplicable : pour Charles Péguy (Pensées, octobre 1910) : « Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains ». C’est-à-dire que le kantisme serait, en pratique, tout simplement inapplicable ; il serait moralement « pur », mais seulement de par son inefficacité à penser l’action morale concrète. Cette morale est viable dans un monde où tous seraient de bonne volonté. Mais alors, ce serait trop facile : où serait notre bonne volonté ?
    Toutes les autres objections (trop intellectuelle, trop abstraite, ignorant toute situation concrète, tout affect, trop rigoriste) concourent à justifier que cette morale est inapplicable.
    Il n’en demeure pas moins que les deux principes [« Agis en songeant que tout irait bien si tous agissaient comme toi » et « respecte l’homme en chacun »] semblent être deux maximes simples et sages à suivre, les justifications pouvant être autres que ceux de Kant. Par exemple, pour la première, pensez lorsque vous jetez une canette de bière au sol que si tous en faisaient autant, la Terre deviendrait une poubelle, et ne le faites pas.
    W. James : le pragmatisme
    Pour tout ce qui concerne les affaires humaines, la morale (poursuite des fins et des biens de l’homme), mais aussi la religion, le pragmatique a une conception dynamique de la vérité. Celle-ci se définit, non plus par rapport à la connaissance intellectuelle que nous avons de l’objet, mais par rapport à l’action. La pensée est subordonnée à l’action humaine, elle n’est qu’un instrument. Qu’est-ce qu’une idée vraie ? C’est celle qui ayant animé une action, se vérifiera dans l’action et par l’action et deviendra vraie ou fausse suivant que l’action réussira ou échouera.
    Formule : « une idée devient vraie en réussissant pour l’homme ».
    – Une idée morale, une règle d’action, est bonne si elle réussit, c’est-à-dire si elle nous rend plus heureux.
    Cela conduit-il à une individualisation de la morale, car chacun peut avoir un intérêt différent (la suppression du colonialisme est bonne pour toi puisqu’elle te réconforte, mauvaise pour moi qui étais ton maître) ?
    Oui et cela expliquerait qu’il y ait tant de mœurs différentes de par le monde et tant d’évolution des mœurs et non, car il y a la nature, l’essence humaine qui est identique chez chacun et alors, ce qui réussit, c’est ce qui réussit à la nature humaine de chacun et non ce qui procure à l’individu tel ou tel plaisir.
    Plutôt que cette réponse de Normand, soyons plus pragmatique et disons que les morales évoluent vers une morale universelle parce que les hommes se rencontrent, échangent et font évoluer leur morale.
    – Pour la religion : l’idée religieuse vraie est celle qui mise en pratique réussit régulièrement c’est-à-dire nous réconforte, nous grandit, nous fait participer au divin : exemple le polythéisme antique des dieux dirigés par Jupiter, basé sur la peur, la force brute et cruelle, a été rejeté quand le monothéisme est arrivé, avec un Dieu d’amour.
    Conclusion
    Faisons le point :
    Si j’étais un esclave, je n’aurais pas besoin de me demander « comment agir ? », j’obéirais à mon maître.
    Si Dieu existe, je lui demanderai « comment agir ? » ; de même, s’il existait une morale universelle explicite, étant un homme, je n’aurais à faire que ce que dit cette morale.
    Mais si je suis un être libre, si Dieu se tait, si aucun sage n’a énoncé de morale universelle ou si je ne crois en l’existence ni de l’un, ni de l’autre, ni des deux, alors je dois me construire une morale, car j’ai besoin d’agir dans cette vie.
    Jacques Monod, le hasard et la nécessité : « L’Ancienne Alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres. »
    Pour y répondre correctement, il faudrait que je dispose de connaissances suffisantes et pour cela, il me faut développer ma connaissance de l’univers, des êtres, des hommes et de moi-même. Mais il y a urgence et je vais devoir définir une morale provisoire comme l’a montré Descartes.
    Prendre comme il le propose la morale des sages de son pays, c’est-à-dire des modérés, c’est donner à d’autres le soin de définir ce qui est bon pour moi. Notez qu’en suivant les conseils de tel ou tel sage, les préceptes de tel ou tel philosophe, je suis actif et je définis moi-même ma morale, car je choisis qui je veux écouter. Par contre, en prenant comme principe de suivre les conseils des modérés de mon pays, je pars du principe d’accepter des préceptes, de m’y soumettre sans les connaître.
    Pour Schopenhauer, le Christ, Bouddha, le fondement de la morale, c’est la compassion.
    Ma vision du monde étant celle d’un mode absurde où l’homme n’est pas de même nature que les êtres et la matière qui l’entourent, il y a un désarroi chez les êtres humains qui justifie cette compassion. Voilà un pôle pour m’orienter entre les bonnes et les mauvaises actions.
    Pour Kant, au contraire, c’est la raison. Cependant, pour les deux, mais pour des raisons différentes, l’homme (y compris moi-même) est une créature sacrée et on doit agir pour son bien.
    Kant construit sa morale en admettant qu’il y a une nature humaine, donc une morale universelle et que tous, plus ou moins, savent le bien et le mal, d’où sa maxime « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Elle rejoint en partie la maxime « ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse », l’une étant positive, l’autre négative. Cela semble un bon critère pour départager les bonnes et les mauvaises actions, ou plutôt les actions sans conséquence (qui peuvent être généralisées) et les mauvaises.
    Par contre l’impératif catégorique me pose un problème. Parce que ma morale est provisoire ! Comment être aussi catégorique, car on ne sépare pas le Bien du Mal ? En réalité, ma morale va se construire avec le temps, comme une espèce de jurisprudence. Quand deux préceptes moraux seront en contradiction, je vais devoir trancher concrètement et donc hiérarchiser ces concepts, ainsi je ferais évoluer ma morale concrètement en tenant compte des décisions que je prendrais dans la réalité.
    Bref, au lieu de choisir une morale provisoire en se soumettant à la morale des autres (des modérés de son pays), on va avoir une morale plus fluctuante basée sur un principe : la compassion.