_17 ans

J’ai retrouvé mon classeur de philosophie, noir, en similicuir.

Mon Cahier de Philosophie de Terminale Scientifique

De tous mes cours – en collège, lycée, prépa, université- , c’est le seul que j’ai gardé. Pourquoi ?

Je l’ouvre. J’ai 17 ans, l’âge de Rimbaud. Je suis en Terminale et les cours de français ont fait place à ceux de philosophie. Un monde nouveau. Mais, construisant comme un pont entre ces deux univers, notre année commence par un poème de Goetz.

Je suivais aussi les cours destinés aux redoublants qui souhaitaient repasser l’oral de français (pour rattraper la note qu’ils avaient eue en première s’ils ne souhaitaient pas la garder). On y étudiait la Peste de Camus et cela me conduisit à lire l’Étranger et le Mythe de Sisyphe  du même auteur, ainsi que la Naissance de la Tragédie de Nietzsche. Ainsi le pont se fit dans les deux sens. Et si ma mémoire ne me trahit pas, le Meilleur des Mondes d’Adolphe Huxley, la Machine à remonter le temps d’H. G. Wells, Orange mécanique le film de Stanley Kubrick, toutes ces œuvres que je découvris en même temps pour mon plaisir me servirent aussi pour rédiger ma dissertation de philosophie au bac.

Les années d’étude sont les années où se forge votre être, votre devenir et, parmi elles, celle de terminale est sans doute la plus déterminante, parce que vous découvrez tant de choses et parce que vous avez des décisions à prendre pour votre avenir.

Tout ceci est un bon résumé de ce qu’est la philosophie : offrir un regard critique sur le monde, sur notre perception du monde, sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire, sur nos choix passés et futurs.

On ne peut pas dispenser cet enseignement avant la terminale parce que vous ne seriez pas assez mature pour vous y intéresser et il est difficile d’en faire la découverte après tant, dans un premier temps, elle draine un enthousiasme juvénile.

Bertrand Vergely – petit précis de philosophie – Édition Milan 2005 :

 « Il y a deux faces dans l’existence. La première réside dans la vie qui nous est donnée, la seconde dans la vie que l’on se donne. La première est réceptive, la seconde active. »

Bien sûr, il est sous-entendu que philosopher, c’est la seconde face !

Gary Gilmore (1977) : « Let’s do it ! », repris par Nike (1988) en « Just do it ! »[1].

On aura compris : philosopher, c’est Vivre sa Vie avec de grands V, c’est s’interroger sur notre présence sur terre, sur notre place dans l’univers, sur le but de notre existence (« il n’y a pas de but » étant une réponse possible), sur notre façon de vivre et même de mourir, sur ce qu’il convient de faire en telle ou telle circonstance.

Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Qu’est-ce que la Beauté ? l’Amour ? 

Bref, parler philosophie quand on a, 17 ans, l’âge des majuscules, c’est naturel et exaltant ; après, on trouve cela creux. Je crois l’avoir pressenti en Terminale et cela explique pourquoi je n’ai pas poursuivi dans cette voie. Plus tard, j’ai découvert que d’illustres philosophes avaient pensé comme moi.

Platon s’en était fait l’écho dans le Gorgias en faisant dire par Calliclès à Socrate : « J’aime la philosophie chez un adolescent, cela me paraît séant et dénote à mes yeux un homme libre. Celui qui la néglige me paraît au contraire avoir une âme basse, qui ne se croira jamais capable d’une action belle et généreuse. Mais quand je vois un homme déjà vieux qui philosophe encore et ne renonce pas à cette étude, je tiens, Socrate, qu’il mérite le fouet. Comme je le disais ; tout à l’heure, un tel homme, si parfaitement doué qu’il soit, se condamne à n’être plus un homme […] »

Épictète est encore plus sévère : « Ne te dis jamais philosophe, ne parle pas abondamment devant les profanes des principes de la philosophie, mais agis […] ». 

Pourtant, comme monsieur Jourdain, tout le monde fait de la philosophie sans le savoir. Quand on agit, on a une idée assez précise de ce qui nous paraît bien ou mal. Certes, les lois sont là pour nous le rappeler, mais qui ne les a pas déjà enfreintes en se disant que l’on ne fait rien de mal, que l’État exagère ? En cessant d’obéir aux autorités, on définit soi-même ce qui n’est pas moralement interdit. Et si vous êtes LA personne qui jamais ne contrevient à la loi, alors on peut considérer que vous avez fait du respect absolu de celle-ci une règle de vie[2].

C’est pour cela que, de tous les cours suivis durant toutes mes études, je n’ai gardé que ce classeur noir où un enfant khmer de quatre ans, habillé en soldat, vous regarde, incrédule. C’était en 1972, le Cambodge était en guerre civile et, lui comme moi, nous nous interrogions sur le sens de la vie.

Mon professeur s’appelait Chambellan[3]. Joli nom pour quelqu’un dont la tâche est de vous introduire en philosophie. Il n’avait rien du Maître, du grand pédagogue dont les étudiants boivent avec délice les paroles. Non, c’était plutôt le contraire. Il était toujours d’une humeur détestable, jouant le rôle de l’intellectuel contraint de faire découvrir à des enfants du bas peuple un texte de la princesse de Clèves, se réfugiant dans l’alcool pour oublier ses déboires. Un de mes amis, communiste, le saoulait avec Marx, Engels et Lénine dès qu’il affirmait que l’homme s’ennoblissait par le travail ou que celui-ci le libérait.

Un exemple :

Comme nous regardions sans arrêt nos montres, il nous disait que c’était inutile puisque l’heure changeait tout le temps. Nous lui répondions (intérieurement – nous étions au XXe siècle !) que justement, c’était pour cela que nous avions besoin de le faire. Nous aurait-il fait remarquer, en s’appuyant sur Bergson, que notre montre mesurait un temps spatial alors que nous vivions un temps continu, qu’il ne mesurait donc pas le même temps que celui que nous subissions et que, par conséquent, il ne servait à rien de la consulter, que nous n’aurions rien eu à redire et peut-être l’aurions-nous écouté, ne fût-ce que pour comprendre ce qu’il venait de nous dire.

Cependant, son cours, au final, était plus qu’honnête : il était clair, construit, argumenté, avec ce qu’il faut d’enthousiasme pour le rendre vivant. Il était structuré comme un livre avec son introduction (le poème de Goethe), les notions réparties telles des chapitres et sa conclusion (la notion de civilisation) qui est une ouverture, une invitation à aller plus loin. Il s’adressait à des élèves en terminale scientifique d’où la part importante qu’occupe la réflexion sur les sciences, l’acquisition des connaissances et la nature du monde.

Au final, pour moi, ce banal et consciencieux professeur aura été plus efficace que le plus fascinant des maîtres à penser.

Voici ce cours… complété. Parce que si l’enseignant de philosophie doit proposer le panel des possibles, il revient à chacun d’achever cet exposé en exprimant ses propres réponses, ses propres choix, sa propre sagesse.


[1] On notera la différence.

[2] Cette idée qu’une non-réponse est une réponse est un truc couramment utilisé par les philosophes pour justifier que leur questionnement est important. Un peu comme dans un sondage où l’on coche la case « ne se prononce pas » alors que vous avez répondu « je m’en fous ! ». Ce n’est pas très honnête, mais très courant et très énervant.

[3] Le chambellan est un gentilhomme chargé du service de la chambre du monarque.