01-Amoureux de la Sagesse

La Philosophie a un lieu de naissance : la Grèce antique du VIIe et du VIe siècle av. J.-C. C’était l’irruption d’une attitude nouvelle par rapport au monde et à notre environnement, les autres nations étaient sages, celle-ci était philosophe, c’est-à-dire amoureuse (philo) de la sagesse (sophie).

Le philosophe est donc celui qui part et est parti, mû par sa prise de conscience de deux exigences :

  • Une exigence dernière d’intelligibilité : quelle est l’explication de l’univers ? sa définition ? Que fait l’homme dans l’univers ?
  • Et une exigence urgente de la conduite de sa vie, car, libre, je suis condamné à choisir : comment dois-je agir ?

L’ensemble de ces deux réponses, c’est-à-dire la Science et la morale ou l’éthique[1], constituerait la Sagesse, sagesse pratique et sagesse théorique. Le philosophe est donc tout dans ce désir de sagesse.

Platon dans le Phédon : « La Sagesse dont nous nous disons amoureux ».

Notre professeur nous a développé cette pensée : « Bien comprendre alors que si j’en suis amoureux, j’en suis épris et si j’en suis épris, c’est que je désire la posséder. Mais si je désire la posséder, c’est que j’en suis actuellement dépourvu… ».

Son raisonnement montrait bien que, s’il était philosophe, il n’était pas un sage : « Le bonheur, c’est de continuer à désirer ce que l’on possède », disait Saint Augustin.

Mais revenons à cette quête de la sagesse.

En Science, on débat avec des arguments raisonnables et il y a alors une vérité scientifique qui finit par être admise par tous ! La raison[2] étant commune à l’ensemble des êtres humains, le philosophe, parce ce qu’il s’appuie sur la raison, pourrait, en théorie, définir une sagesse qui serait acceptable par tous.

C’est ce que propose Épictète : permettre, par la raison et le dialogue, de définir ce qui est juste pour tous et d’atténuer ainsi les conflits.

Épictète (vers 100, Entretiens) : « Voici le point de départ de la philosophie : la conscience du conflit qui met aux prises les hommes entre eux, la recherche de l’origine de ce conflit, la condamnation de la simple opinion et la défiance à son égard »

 Épictète commence en effet à prendre pour base que ce qui est vrai ou juste, c’est ce apparaît comme tel à chacun (opinion) :

« Comment est-il possible que les opinions qui se contredisent soient justes ? Par conséquent, elles ne sont pas toutes justes. Lesquelles retenir ? Celles qui nous paraissent à nous justes ? Pourquoi à nous plutôt qu’aux Syriens, plutôt qu’aux Égyptiens ? Donc l’opinion de chacun n’est pas suffisante pour déterminer la vérité. »

Aussi, Épictète propose, pour déterminer ce qui est juste, « l’invention d’une norme, de même que nous avons inventé la balance pour la détermination du poids, ou le cordeau pour distinguer ce qui est droit et ce qui est tordu ».

Cette norme serait le but de la philosophie : « Alors, pourquoi ne pas la chercher et ne pas la trouver, et après l’avoir trouvée, pourquoi ne pas nous en servir par la suite rigoureusement, sans nous en écarter d’un pouce ? ».

Husserl (La crise de l’humanité européenne et la philosophie) : « les philosophies indiennes, chinoises, etc., ne sont aucunement analogues à celles des Grecs. […] Seule la philosophie grecque conduit, par un développement propre, à une science […] dont la géométrie grecque nous a fourni durant des millénaires l’exemple et le modèle souverain ».

C’est le cas de Descartes qui a eu la chance en sa jeunesse de prendre conscience de son ignorance et qui, alors, est parti à la recherche d’une méthode qui devrait lui permettre de « distinguer le vrai du faux » c’est-à-dire d’avoir la Science afin de voir clair en ses actions et de marcher avec assurance dans la vie.

Ainsi la philosophie qui, dans son début, se confondait avec la science, était avant tout une démarche, une recherche de la sagesse, de la connaissance. Ce que l’on savait, l’attitude morale que l’on prônait était le résultat d’un raisonnement et pouvait faire l’objet de débats. Bref, on écoute, on commente les préceptes de Bouddha, on discute la morale de Socrate.

À force de chercher, les grands philosophes finissent par mettre en place des systèmes plus ou moins achevés et alors le monde (et eux aussi, parfois) les voit comme des sages, d’où la confusion (le Philosophe, ce serait le Sage – notez les majuscules).

Lorsque Platon dit qu’il appartient aux philosophes de venir gouverner la cité, il s’agit bien de philosophes, mais qui dès lors ne sont plus des philosophes, mais des Sages.

Oui, mais voilà, beaucoup de philosophes sont parvenus, après des raisonnements tout à fait rigoureux, à des conclusions opposées. La synthèse pourrait-elle être possible ? Il revient, pour le moment, à chacun de la faire et nous nous trouvons, comme Descartes, contraint de philosopher par nous-mêmes.

Cette synthèse n’est pas forcément un doux équilibre entre les différents arguments, la loi du juste milieu, elle signifie seulement que l’on prend en compte tous les arguments, quitte à en rejeter certains. Ainsi Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) a proposé une méthode s’inspirant de ce que Aristote appelait la dialectique. Celle-ci consiste à rappeler les différentes opinions émises pour en tirer, après confrontation, la conclusion la plus raisonnable[3].

Plan du livre

Le philosophe veut parvenir à la sagesse par la raison. Il lui faut essayer de comprendre quel est son but dans l’univers et, pour cela, il lui faut connaître le monde. C’est le domaine de la science.

Mais ses connaissances sont-elles l’image de la vérité ? Le voilà contraint à faire la critique de ses connaissances et des moyens qu’il s’est donnés pour les acquérir.

Mais au-delà de la science (c’est le domaine de la métaphysique), il doit s’interroger aussi sur la réalité des choses et sur sa place dans le monde.

Ainsi se trouvent déclinées les principales parties de ce livre.

  • La métaphysique : l’univers, Dieu, l’homme.
  • La condition humaine
  • Le tribunal de la connaissance
  • L’éthique

Cette éthique, si elle n’était plus individuelle, mais collective, aboutirait à la création d’un monde civilisé qui est la conclusion de notre travail :

  • L’idée de Civilisation

Vaste projet qui n’a aucune chance d’aboutir. Comment imaginer, dans le monde moderne, un individu maîtrisant l’ensemble des connaissances scientifiques et humaines ? Et si on ne peut les maîtriser, comment conclure ?

Ainsi un philosophe ne sera jamais un sage, il sera toujours « amoureux » de la sagesse sans jamais parvenir à la posséder[4] et la philosophie n’est pas la discipline achevée que l’on enseigne, mais c’est une humble, orgueilleuse et lente recherche que tout homme pratique.

Kant : « L’étudiant qui sort de l’enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense qu’il va apprendre la philosophie, ce qui est pourtant impossible. Il doit apprendre à philosopher ».

Une année de philosophie, un prof de philo ne sont là que pour mieux faire prendre conscience des questions auxquelles, naturellement et nécessairement, un homme doit répondre. On peut ne pas savoir comment fonctionnent les marées ou pourquoi le métal se dilate, il est impossible de ne pas s’interroger : qui suis-je ? qu’est-ce que l’homme ? comme dois-je agir ?

Kant : « la philosophie est la seule question qui ne puisse laisser indifférente la nature humaine ».

La raison du plus fou

Pour terminer cette présentation de la philosophie par mon professeur, je voudrais en souligner un aspect déroutant (que, particulièrement, je déteste).

Pour bien débattre et s’accorder sur la pensée, il faut se mettre d’accord sur le sens des mots. Cela semble aller de bon sens, mais voici ce que cela peut donner :

Bergson, La pensée et le mouvement (1939) : « J’ouvre un traité élémentaire de philosophie. Un des premiers chapitres traite du plaisir et de la douleur. On y pose à l’élève une question telle que celle-ci : “Le plaisir est-il ou n’est-il pas le bonheur ?” Mais il faudrait d’abord savoir si plaisir et bonheur sont des genres correspondant à un sectionnement naturel des choses. À la rigueur, la phrase pourrait signifier simplement : “Vu le sens habituel des termes plaisir et bonheur, doit-on dire que le bonheur soit une suite de plaisirs ?” Alors, c’est une question de lexique qui se pose ; on ne la résoudra qu’en cherchant comment les mots “plaisir” et “bonheur” ont été employés par les écrivains qui ont le mieux manié la langue. On aura d’ailleurs travaillé utilement ; on aura mieux défini deux termes usuels, c’est-à-dire deux habitudes sociales. Mais si l’on prétend faire davantage, saisir des réalités et non pas mettre au point des conventions, pourquoi veut-on que des termes peut-être artificiels (on ne sait s’ils le sont ou s’ils ne le sont pas, puisqu’on n’a pas encore étudié l’objet) posent un problème qui concerne la nature même des choses ? Supposez qu’en examinant les états groupés sous le nom de plaisir on ne leur découvre rien de commun, sinon d’être des états que l’homme recherche : l’humanité aura classé ces choses très différentes dans un même genre, parce qu’elle leur trouvait à tous le même intérêt pratique et réagissait à tous de la même manière. »

Si vous vous souvenez encore de la question…

Le Philosophe qui est à la recherche de la Sagesse privilégie la Raison. Il a une exigence absolue de rationalité, de logique, d’où cette formulation absurde où l’on passe du temps à définir les mots, à jouer sur leurs sens, à refuser a priori de se limiter aux définitions communes.

Ainsi certains discours philosophiques sont-ils proches de ceux des fous ! A priori, les premiers parlent en s’appuyant sur la raison et l’antonyme de la raison est la folie. La raison produit du sens, c’est-à-dire une parole vraie permettant à des sujets pensants de s’accorder dessus (cf. supra : la définition de la philosophie par Épictète), la folie par contre fait sécession avec le réel pour tenir un langage ou des actes insensés.

La folie ne manque cependant pas de logique : on songe aux lapins de Jean de Florette[5], à ses rêves, à ses chiffres qu’il fait chanter. Mais les propos, les actes insensés sont sanctionnés par un rappel à la réalité (Jean de Florette mourra, ruiné).

Le problème pour les philosophes, c’est que depuis Platon, autant dire depuis le début, il y a dichotomie entre le monde des idées et le monde sensible, que ce dernier n’est qu’un monde d’apparence, un monde d’ombres et qu’il revient au philosophe d’aller chercher la vérité dans celui de la pensée, auquel il accède par la pure logique.

Des thèmes comme l’Être, la conscience, la morale peuvent ainsi donner lieu à des discours inconsistants, dénués de toute contingence (c’est-à-dire de tout contrôle par le réel), d’autres, comme sur l’histoire, l’outil, etc. voudront se situer au-delà des faits.

Hegel, Histoire de la philosophie : « Qu’elle [la philosophie] se tourne vers l’histoire, et elle la traitera comme une matière qu’elle reconstruira à son gré et a priori ».

Ainsi, la différence peut devenir subtile entre le « raisonnement » d’un fou et une « démarche philosophique » basée sur la raison. Le premier peut tenir des propos parfaitement logiques aboutissant à des non-sens et le second gloser sur des idées qui n’ont plus rien de concret. Le goût bien connu des philosophes pour le paradoxe aidant, la frontière entre les deux discours a parfois l’épaisseur d’un cheveu.

  • Socrate est célèbre pour avoir affirmé « Je ne sais qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien ». A priori, une déclaration admirable (Socrate, le sage, prétend ne rien savoir), mais les sceptiques[6] ont montré que, bien plus qu’un paradoxe, c’est une ânerie. Savoir que l’on ne sait rien est un savoir donc Socrate n’est pas sans rien savoir. En d’autres termes, s’il ne sait rien, alors il ne devrait même pas savoir qu’il ne sait rien.
  • Wittgenstein, De la certitude : « Je suis assis au jardin avec un philosophe ; il va me répétant : “Je sais que ceci est un arbre” en montrant un arbre près de nous. Une tierce personne arrive là-dessus, l’entend et je dois lui expliquer : “Cet homme n’est pas fou : nous ne faisons que philosopher” ».
  • Un dernier exemple avec cet extrait des Problématiques de la Philosophie (mes commentaires entre parenthèses) :

« Philosopher, c’est chercher la vérité (Bon d’accord). Refuser la philosophie, c’est refuser cette recherche (Logique !). Mais que signifient cette recherche et son refus ? Est-il possible de refuser la vérité (il s’agissait de refuser de la rechercher : il y a eu un glissement) ? Ou plutôt, en se refusant à sa recherche, ne prétend-on pas qu’on la détient (ah non ! refuser de chercher une aiguille dans une botte de foin ne signifie pas qu’on a l’aiguille en main, seulement que l’on ne voit pas l’intérêt (rapport bénéfice/coût) de cette recherche) ? Mais alors d’où la tient-on ? (Mais puisque je vous dis que je ne l’ai pas !) »


[1] « moral » vient du latin moralis, traduction par Cicéron du grec ta èthica (éthique) ; les deux termes désignent ce qui a trait aux mœurs, au caractère, aux attitudes humaines. Une différence, cependant, apparaît en français entre les deux termes, différence que nous verrons ultérieurement.

[2] Le mot raison vient du latin ratio qui signifie calculer, compter, catégoriser.

[3] Son œuvre Somme théologique est bâtie sur ce modèle. Il s’agit de la structuration classique en thèse (les arguments pour), antithèse (les arguments contre), synthèse, les arguments pouvant être des éléments concrets ou la référence à des thèses d’autres sages.

[4] Quel vilain mot associé à amoureux !

[5] Jean de Florette est le premier tome de L’Eau des collines, diptyque romanesque de Marcel Pagnol publié en 1963. Jean qui possède un couple de lapins calcule, calcule et se trouve en peu de temps à la tête d’un élevage de plusieurs milliers de bêtes… du moins dans ses calculs.

[6] Les sceptiques sont une secte de philosophes grecs (voir plus loin).